Théâtre

Ici, la polyphonie des chœurs/cœurs prend le pas sur la dureté, l'âpreté du texte de Gogol

"Dîtes-moi que je rêve", Théâtre Daniel Sorano, Vincennes (94)

Effectuer une nouvelle "lecture" du "Journal d'un fou" de Gogol n'est pas en soi une performance exceptionnelle tant cette pièce fait l'objet de l'intérêt régulier de nombreux metteurs en scène. Mais lorsque cette relecture passe par le filtre d'une jeune compagnie qui nous gratifia précédemment d'une adaptation plus qu'originale - et jubilatoire - de "La Surprise de l'amour" de Marivaux, il fut une quasi évidence pour nous de nous y intéresser... Et grand bien nous en fît !



© François Mallet.
Traiter de la folie de l'homme n'est pas chose aisée, tant au théâtre qu'au cinéma, et le "Journal d'un fou" de Nicolas Gogol contient tous les ingrédients de la difficulté : le récit à la première personne, l'absence de récitant extérieur, la trame narrative au jour le jour, la perte des repères spatio-temporels, etc.

C'est dans la réponse à ces difficultés que va résider le génie de cette adaptation par la Compagnie Le Fil a tissé. Entre rêve et folie, la mise en scène de Gaëlle Hermant (assisté d'Aude Macé) nous invite à visiter une des strates de la folie émergente du personnage : univers décalé plein poésie et d'humanité mais surtout plein de questionnements existentiels d'une cruelle et violente modernité.

© François Mallet.
Ce qui est habituellement un monologue prend ici une dynamique particulière, mélange de chœurs à trois, deux voix ou échange rapide de répliques - staccato - en effet de ping-pong, construisant un paysage émotionnel singulier, fait de plaines plaintes et des murmures de solitude... en contrastes de sommets abruptes des sentiments humiliés ou empreints de fou désespoir.

Une quatrième voix instrumentale (Viviane Hélary) appuie les variations émotionnelles de la douceur languissante du violon ou de la violence contenue et crissante du thérémine. Traitement polyphoniques où les voix s'habillent de bleu, de noir ou de gris. Long cheminement d'une douce folie naissante, puis dévorante, construit sur la solitude, l'humiliation en pain quotidien, l'amour espéré/inventé/fantasmé... et sans espoir.

La musique joue parfois un léger lamento sur le fil vocal des comédiens (Louise Rebillaud, Clément Séjourné, Damien Vigouroux, tous trois excellents), en forme de ronde/boucle, répétitive, lancinante parfois comme les croches des tréfonds de l'âme... samplées pour une partition désespérée de la vie... celle de Poprichtchine ; ou, plus électrique, un allegro appuyant l'action générée par le jeu rythmé des répliques échangées.

En décor, comme pour stopper - vainement - les gouttes de pluie, larmes sans fin d'une médiocrité subie, des parapluies suspendus - comme des fleurs sombres illustrant les méandres d'un esprit agité ou des personnages, foules virtuelles dont seul le chapeau pendu à la crosse - donnent une humanité, une profondeur spatiale au cerveau tourmenté (par un impossible amour) de Poprichtchine.

© François Mallet.
La force particulière de la mise en scène de Gaëlle Hermant - et de l'interprétation dense, profonde des comédiens - se trouve dans cette capacité à faire entendre la folie de l'homme d'une manière différente, entre rêve et réalité, avec à la fois de l'humour, de la tristesse, du désespoir mais avec une étonnante vitalité, celle que nous procure la liberté de pouvoir poser "les questions essentiels". Ici, la polyphonie des chœurs/cœurs prend le pas sur la dureté, l'âpreté du texte de Gogol pour nous fait découvrir les zones les plus sensibles - recherche de l'amour, peur de la solitude, donner du sens au quotidien, etc. - de l'humain en proie à une folie qui, dans notre société actuelle, nous est très, voire trop, familière...

"Dîtes-moi que je rêve"

© François Mallet.
D'après "Le Journal d'un fou" de Nicolas Gogol.
Compagnie Le Fil a tissé
Mise en scène : Gaëlle Hermant.
Assistante mise en scène : Aude Macé.
Avec : Viviane Hélary, Louise Rebillaud, Clément Séjourné, Damien Vigouroux.
Scénographie : Alexandre Serrano.
Création lumière et régie générale : Denis Koransky.
Photographie : François Mallet.
Durée : 1 h 15.

Du 11 au 22 février 2014.
Du mardi au samedi à 21 h 15.
Théâtre de Belleville, Paris 11e, 01 48 06 72 34.
>> theatredebelleville.com

Du 11 au 13 septembre 2014.
Dans le cadre de "Une semaine en compagnie"
Jeudi 11 à 21 h 45, vendredi 12 à 18 h et samedi 13 à 21 h.
Théâtre Gérard Philipe - CDN de Saint-Denis, Saint-Denis (93), 01 48 13 70 00.
>> theatregerardphilipe.com

20 et 21 mars 2015 à 20 h 30.
Théâtre Daniel Sorano, Vincennes (94), 01 43 74 73 74.
>> espacesorano.com

Gil Chauveau
Vendredi 14 Février 2014
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