Théâtre

"Heptaméron", cet étrange et familier miroir de l'âme

"Heptaméron, récits de la chambre obscure", Théâtre des Bouffes du Nord, Paris

Avec "Heptaméron, récits de la chambre obscure", Benjamin Lazar approche le mystère d'une œuvre méconnue et majeure dans l'histoire de la Littérature française. Cet "Heptaméron" que Marguerite de Navarre (femme de tête et de lettres, reine de Navarre, sœur de François 1er et grand-mère de Henri IV) a écrit à l'imitation du "Décaméron" de Jean Boccace (1) mais que la mort a interrompu à la septième partie (2).



© Simon Gosselin.
Dans la convention du spectacle, la scène est comme une cabane, un refuge que trouvent des voyageurs du hasard : musiciens, chanteurs de madrigaux et comédiens. Les rideaux de pluie et de vents mêlés, les inondations, les tempêtes, ouragans et tourments ne sont plus que soupirs et souvenirs filtrés par une lucarne béante.

La scène est un espace de vie calme à l'abri du monde. "Suave mari magno turbantibus aeqora ventis…" (3).

Réunis, pour longtemps, une décade peut-être à se raconter des histoires. Certaines peuvent tomber à plat mais cela n'a pas d'importance. L'essentiel est ailleurs. Il faut composer une bonne compagnie et, à tour de rôle, comme en un tournoi courtois, partir à la découverte des affinités communes. L'ardeur amoureuse, la fureur, l'amour, la mort. Rires et mélancolies.

Dans une belle tension des contraires, Benjamin Lazar met en situation ses acteurs à la fois interprètes d'eux-mêmes et objets de la fiction qu'ils représentent.

© Simon Gosselin.
Le spectacle alterne, entremêle, amplifie de petits récits simples, timides et maladroits, des extraits du texte de Marguerite de Navarre nobles et cruels et se clôt par la fable basilic tirée du "Décaméron" de Pasolini. Par touches successives et ruptures, les chants et la musique (quelquefois imitative, quelquefois presque abstraite) amplifient et soutiennent l'ensemble.

Sous les yeux et les oreilles ébahies, éblouies, la matière du spectacle s'élabore en un rêve, en une forme de vision nocturne. Le spectateur participe à la fusion des textes et des madrigaux. Comme immergé dans la variété des ornements à la découverte d'une clarté et d'une précision d'écriture où se mesurent les règles inflexibles de la représentation et celles de la sensibilité de l'être. Et dans la mise en scène, la posture, le maintien, la vérité du lamento.

Dans l'Heptaméron, qui montre en somme comme le travail de l'art, le spectateur est capté par une figure qui apparaît comme en filigrane le sort d'une reine au soir de sa vie, belle et brillante, inquiète et savante, délicate et raffinée. La vérité de ses mots embrasse le Temps. Le passé, la Renaissance, remonte sans violence dans la sensibilité contemporaine. À la maison de la culture d'Amiens, le soir de la création, le public a ovationné cet étrange et familier miroir de l'âme.

© Simon Gosselin.
(1) Jean Boccace, parmi les auteurs de contes et nouvelles de la Renaissance italienne, a eu l'idée d'un fil conducteur au cœur de son recueil. Une petite société vit une forme de huis clos qu'il leur faut rendre agréable par des échanges d'histoires à raconter. Le succès fut foudroyant. Des "Cent nouvelles nouvelles" du duc de Bourgogne aux "Contes de Canterbury", les fabliaux, les lais, les contes du Moyen Âge trouvent une nouvelle jeunesse. On en retrouve des traces dans l'oeuvre de Molière, de Shakespeare.
(2) D'où le titre d'heptaméron.
(3) Lucrèce, "De natura rerum", Livre 2, début du verset 1 à 33.

"Heptaméron, récits de la chambre obscure"

© Simon Gosselin.
D'après "L'Heptaméron" de Marguerite de Navarre.
Et la musique de Claudio Monteverdi, Luca Marenzio, Benedetto Pallavicino, Carlo Gesualdo, Michelangelo Rossi et Biagio Marini.
Mise en scène : Benjamin Lazar.
Direction musicale : Geoffroy Jourdain.
Avec : Fanny Blondeau, Geoffrey Carey, Malo de La Tullaye.
Et avec Les Cris de Paris : Virgile Ancely, Anne-Lou Bissières, Stéphen Collardelle, Marie Picaut, William Shelton, Luanda Siqueira, Michiko Takahashi et Ryan Veillet.
Scénographie : Adeline Caron.
Costumes : Adeline Caron et Julia Brochier.
Lumières : Maël Iger.
Maquillages et coiffures : Mathilde Benmoussa.
Images : Joseph Paris.
​Assistant mise en scène et dramaturge : Tristan Rothhut.
Durée : 1 h 35.

Du 1er au 23 février 2019.
Du mardi au samedi à 20 h 30.
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, 01 46 07 34 50.
>> bouffesdunord.com

Jean Grapin
Vendredi 25 Janvier 2019
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