Concerts

Grandiose Berlioz à la Philharmonie

L'Orchestre Philharmonique et le Chœur de Radio France accompagnés par le Chœur de la radio de Cologne, le WDR Rundfunkchor, ont uni leurs forces sous la baguette de Mikko Franck pour offrir un "Requiem" berliozien magistral.



© DR.
On ne se lasse pas généralement d'admirer nos orchestres français, dont une élite ravit spécialement cœurs et oreilles à chacun de leurs concerts. De cette élite, l'Orchestre Philharmonique de Radio France est un exemple frappant puisque composé de musiciens parmi les plus doués. Quand ces derniers sont dirigés par leur directeur musical dans une des plus sublimes œuvres au monde, le "Requiem" de Berlioz, alors c'est le paradis assuré pour le distingué mélomane à qui on aura fait ressentir les plus fortes sensations - ce qu'on appelle une grande soirée de communion intense.

Il faut dire que l'œuvre choisie ce soir-là (en un week-end qui célèbre l'anniversaire des chœurs de Radio France) est hors-norme de par sa conception et les moyens qu'elle nécessite. Une apothéose parmi d'autres dans l'œuvre du compositeur né à La-Côte-Saint-André en 1803 ? Non. Berlioz a trente-quatre ans en 1837. Auréolé de la gloire apportée par sa Symphonie Fantastique, le compositeur s'est vu commander par le Ministère de l'Intérieur une messe de requiem pour commémorer la Révolution de 1830 (qui a permis l'accession au pouvoir de Louis-Philippe) et l'assassinat du Maréchal Mortier en 1835 par un terroriste (en lieu et place du roi).

La furor créatrice romantique va s'emparer de lui (1), et le modèle choisi de cette traversée des temps et de l'éternité sera celui de "La divine comédie" de Dante. Le "Requiem" opus 5 de Berlioz - au texte religieux réécrit en partie à des fins d'efficacité dramatique - se tient tel un monument architectural tripartite : des cortèges funèbres pleins d'une tristesse résignée, plaintifs morts pris de terreur sur le chemin terrible du jugement dernier au fracas apocalyptique, marchent jusqu'au châtiment de leurs péchés ou vers le Salut réservé à quelques élus. Trois stations : des cercles de l'Enfer vers le Paradis via le Purgatoire, itinéraire que le public emprunte à la suite des chœurs et des musiciens.

Mikko Franck © Christophe Abramowitz.
Composé en trois mois, le "Requiem" va également permettre au compositeur de satisfaire sa passion du gigantisme : pas moins de quatre cents personnes sont mobilisées pour sa création (chanteurs et orchestre) dans l’Église Saint-Louis des Invalides (2). Cette méditation intime et formidable sur la mort des hommes (et ce qui suit) aux possibilités expressives inouïes est pensée enfin pour s'emparer d'un lieu spirituel, l'habiter, en exploiter le potentiel en termes de sonorités en plaçant de façon inédite, en ses quatre coins, quatre fanfares, huit paires de timbales cernant un énorme effectif de bois et cordes et les deux-cents chanteurs prévus. L'élève de Le Sueur (ce dernier meurt cette année-là) renouvelle donc considérablement la tradition française des spectacles grandioses nés avec la Révolution de 1789.

Le choix de la Philharmonie de Paris s'impose donc puisque c'est le temple même de notre religion contemporaine. Mikko Franck, serein et magistral, a choisi en ce vingt-sept avril d'exploiter toutes les ressources de la grande salle Pierre Boulez en plaçant la moitié des ensembles de cuivres au deuxième balcon. À chacune de leurs interventions, l'effet stupéfiant (et comme surhumain) est garanti. Le chef organise le chaos, distille lumières et ténèbres en se faisant peintre de fresque tragique mais aussi peintre subtil d'icônes. Il obtient l'impossible : modulations des climats, suspensions artistes des chœurs, lyrisme austère et déchaînements infernaux de tous en un art consommé des dynamiques et des rythmes. Tout crie vers le Ciel - que le ténor John Irvin et les répons des voix féminines convoquent admirablement dans le "Sanctus", puis les chœurs se raréfiant dans l' "Agnus Dei" final.

Les musiciens du Philharmonique ont porté haut la flamme berliozienne avec un sens de l'expression, des textures et des couleurs, véritablement grand. Ceux des chœurs, aux entrées nettes, aux évanouissements poignants comme aux déferlements splendides ont de surcroît servi avec ferveur et une belle homogénéité ce "Requiem", dont les interrogations métaphysiques inquiètes ne peuvent que toucher les tréfonds de l'être. On ne regrettera que les toux intempestives et incessantes particulièrement insupportables des auditeurs, perturbant les silences méditatifs voulus par Berlioz entre les épisodes du texte liturgique. Un problème récurrent partout, au concert comme à l'opéra, et dont il faudrait se saisir.

© DR.
(1) Berlioz écrira dans ses "Mémoires" : "Le texte du Requiem était pour moi une proie dès longtemps convoitée, qu'on me livrait enfin, et sur laquelle je me jetai avec une sorte de fureur." Berlioz, ce lion …
(2) L'ensemble des forces représentait ce soir-là environ deux cent cinquante personnes. La jauge habituelle pour cette œuvre à notre époque.


Concert disponible au podcast sur le site de France Musique.

Le "Requiem" sera donné cet été au Festival de Saint-Denis les 4 et 5 juillet à 20 h 30 (Orchestre National de France dirigé par Valery Gergiev), le 21 août 2018 au Festival Berlioz à la Côte-Saint-André (avec le Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz dirigé par François-Xavier Roth) et en 2019 avec l'Orchestre de Paris (à la Philharmonie).

Christine Ducq
Dimanche 13 Mai 2018
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