Danse

"Fuck me" Art, désir et volupté !

C'est la 34e édition du festival Paris l'été. Créé en 1990 par Patrice Martinet et anciennement nommé "festival Paris quartier l'été", il tient toujours le haut du pavé avec une programmation qui compte à ce jour plus de 2 000 représentations dans 150 lieux différents de la capitale. Riche de 18 propositions cette année, brassant toujours des œuvres internationales, focus est fait sur "Fuck me", création de l'artiste argentine Martina Otera qui bouscule à bien des égards plusieurs codes autant artistiques que sociétaux.



© Quentin Chevrier.
"Fuck me", c'est d'abord une histoire vécue, le récit d'un bout de vie, et aussi une invitation dans les coulisses d'une création. Au démarrage de celle-ci, un danseur dévêtu sort du public avant d'entrer sur scène. Il saute sur le plateau en faisant plusieurs fois le grand écart et en se relevant par la force des adducteurs. Quatre autres interprètes, nus également, le rejoignent dans une chorégraphie des plus physiques nourrie d'une gestuelle où les membres inférieurs et supérieurs ont un contact des plus marqués aux planches. La gravité est largement habitée du poids des danseurs et la grâce, à dessein, n'est pas au rendez-vous. Dans une même synchronisation, tous les membres inférieurs et supérieurs alternent des bascules de bas en haut et de droite à gauche donnant une allure géométrique aux mouvements.

La place de Marina Otero au bord du plateau interpelle. Elle joue le rôle autant de metteure en scène que de comédienne. Micro à la bouche, elle se raconte face à six hommes que celle-ci dirige telle une gouvernante. Idem pour la régie où, par sa voix, elle montre ce qu'elle veut. S'insinuent ainsi, durant la représentation, les coulisses du spectacle où, au travers des directives qu'elle lance parfois, des vidéos s'enchaînent montrant les répétitions ou elle, plus jeune, en train de danser. Un accident, lors de l'une d'elles, la contraint à ne plus pouvoir le faire aujourd'hui.

© Quentin Chevrier.
C'est une affaire de corps comme le dit Marina Otero, mais pas que. Certes, le choix esthétique de six hommes grands et bien dessinés n'est pas le fruit du hasard. Bien consciente de mettre en focal son propos, sa personne dans une semi-confession, elle bouscule les codes patriarcaux d'une société où seul l'homme, bien que la voix féministe soit de plus en plus présente, peut montrer sans vergogne ses envies sexuelles sans qu'aucun reproche ne puisse lui en être fait.

Aussi, la revendication de son désir sexuel, c'est artistiquement et verbalement qu'elle l'exprime. De but en blanc, Marina Otero explique le pourquoi du titre de son spectacle afin qu'il n'y ait aucune ambiguïté sur sa truculence. Oui, celle-ci aurait bien aimé "baiser" depuis les répétitions s'il n'y avait pas eu cet accident corporel qui la cloue aujourd'hui au sol. Rien n'est de trop, car tout est dévoilé dans une œuvre montrant le préconscient de son auteure au travers de ses dits verbaux et d'actes scéniques. La relation entre les deux est dûment entretenue. Et s'il y a fantasme, il est joué sur les planches.

Les hommes sont entièrement dévêtus, à l'opposé d'habitude de femmes déshabillées pour le plaisir des hommes. Les interprètes s'appellent tous Pablo avec, pour chacun, un nombre pour les distinguer. Marina dit ouvertement qu'elle a une préférence pour le numéro cinq. Et surtout face aux autres artistes qui ne s'en émeuvent pas pour autant. Hommes objets, ils n'ont pour rôle que de se prêter au désir de la créatrice argentine.

© Quentin Chevrier.
L'humour a aussi ses entrées dans une chorégraphie où un danseur l'incarne en jouant son rôle. Affublé d'une perruque sur la tête, l'un des Pablo abandonne son côté viril pour emprunter, avec brio le temps de cette séquence, des manières efféminées. Un homme prend ainsi ponctuellement la place d'une femme, telle une doublure. Un beau tableau en clair-obscur apparaît également où, la tête recouverte d'un bas noir, les interprètes dessinent une chaîne les faisant apparaître chacun comme un maillon. Leurs corps sont représentés comme des éléments matériels, leur occultant toute identité, tels des jouets silencieux et sans visage à la bonne marche de désirs à la chaîne.

En parallèle d'une autre vidéo où l'on voit Martina Otero danser durant les répétitions, le même tableau s'exécute en même temps sur scène, le seul avec un acte sexuel. Le choix n'est pas non plus anodin. Ainsi, trois vues se juxtaposent, à savoir théâtrale, dansée et vidéo, où le jeu se prête à une réalité, celui d'un désir autant artistique que sexuel.

Les corps étant omniprésents, c'est toute leur force physique qui est montrée. Dans les gestuelles se mêle un effort musculaire allié à une souplesse donnant lieu à des gestiques dans lesquelles les troncs, jambes et bras, ont pour axe une présence au sol et un rapport à l'autre appuyés. Par leur beauté musculaire, chacun a sa propre identité corporelle désignée toutefois par un seul et même prénom. Artistiquement, ils existent donc. Socialement, ils ne sont qu'un numéro. La synchronisation des mouvements est aussi de mise, les danses étant toutes de groupe même si, pour certaines, la gestique diffère selon les interprètes.

© Quentin Chevrier.
Dire son propos en considérant les hommes comme un fantasme, c'est inversé la focale de notre société qui fait souvent des femmes un objet de désir. Ainsi, le rapport de Marina Otero avec ses danseurs est certes artistique, mais de soumission. Elle dit, décide et ils font. Rien de très normal pour une créatrice. Ça l'est un peu moins quand cela est aussi montré explicitement sur les planches. Elle parle, ils ne disent mot. La sacro-sainte formule "Sois belle et tais-toi" est cette fois-ci déclinée au masculin. Sauf une fois, lorsque le Pablo préféré de Martina Otero considéré comme tel d'un point de vue esthétique, prend la parole pour expliquer sa beauté et son rapport à la société à travers celle-là, le désignant de ce fait comme objet de désir.

Ça bouscule toutes les évidences sociales. La représentation masculine est calquée sur celle féminine. Les hommes deviennent objets de libido assumés et revendiqués par une femme. Souvent au bord des planches, Martina Otero en est toujours le centre et autour d'elle, ceux-là gravitent. L'idée qu'elle serait une nymphomane n'effleure même pas l'esprit. Elle réussit ainsi le tour de force d'abolir toute vue patriarcale, faisant de sa libido une évidence même, éteignant ainsi tout préjugé. Créé en janvier 2020 au festival international de Buenos Aires, son propos artistique, le dernier d'une trilogie autofictionnelle, est à la fois abouti et politique.

À la fin de la représentation, et tout du long sur une musique de plus en plus rythmée de Julián Rodríguez Rona, elle court seule autour de la scène et convie les spectateurs à partir quand ils le souhaitent. Celle-ci court jusqu'à ce que tout le monde disparaisse, jusqu'à la fin de la nuit, de son souffle, du monde, de sa libido, de sa vie. Ou autour de tout ça à la fois. Libre à chacun de donner sa propre interprétation.

"Fuck me"

© Quentin Chevrier.
Dramaturgie et mise en scène : Marina Otero.
Assistante à la mise en scène : Lucrecia Pierpaoli.
Avec : Augusto Chiappe, Juan Francisco Lopez Bubica, Marina Otero, Fred Raposo, Matías Rebossio, Miguel Valdivieso et Cristian Vega.
Assistante à la chorégraphie : Lucía Giannoni.
Conseil dramaturgique : Martín Flores Cárdenas.
Régie générale en tournée : David Seldes, Facundo David.
Création lumière et scénographie : Adrián Grimozzi.
Costumes : Uriel Cistaro.
Montage numérique et musique originale : Julián Rodríguez Rona.
Stylisme de costumes : Chu Riperto.
Confection de costumes : Adriana Baldani.
Artiste visuel : Lucio Bazzalo.
Photographie : Matías Kedak.
Assistant en art visuel : Javier González Tuñón.
Durée : 1 h 10.

© Quentin Chevrier.
Festival Paris l'été
Du 10 au 30 juillet 2023.
>> parislete.fr
Le spectacle s'est joué du 19 au 22 juillet 2023 au Lycée Jacques-Decour, Paris 9e.

Tournée
Du 25 au 27 juillet 2023 : Vienne (Autriche).
14 septembre 2023 : Varsovie (Pologne).

Safidin Alouache
Mercredi 26 Juillet 2023
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