Théâtre

"Fin de partie" Le rire cinglant de Samuel Beckett traverse le silence dans la salle du théâtre de l'Atelier

On est comme au bord d'un gouffre. Pourtant, il n'y a pas grand-chose de vertigineux sur le plateau. Une pièce fermée avec deux fenêtres tout en haut des murs grisâtres comme dans une cave, comme deux écoutilles, et puis deux poubelles immenses rouillées, et deux hommes immobiles, l'un debout, l'autre assis sous un drap, cloué dans un fauteuil roulant, archaïque. Le gouffre ne saute pas aux yeux immédiatement, il ne se voit pas, mais il est là depuis des siècles, depuis que ces personnages vivent, il est au fond d'eux-mêmes, il est entre eux, il est face au public.



© Pierre Grobois.
Le personnage debout, c'est Clov, sous l'apparence de Denis Lavant. Il se déplace comme s'il avait une hanche bloquée, mais il marche. L'autre, celui qu'on découvre sous le drap, le visage couvert par un mouchoir ensanglanté, c'est Hamm, l'aveugle, derrière les lunettes duquel joue Frédéric Leidgens. Lui ne marche plus du tout, mais il dirige tout ça. Tout ça, c'est cette maison bâtie entre terre et mer, et Clov et, dans les deux poubelles, la mère et le père d'Hamm qui sortent de temps en temps leurs têtes, leurs souvenirs, leurs demandes, leurs restes à vivre.

Dans cette bâtisse qui semble comme une institution quasi éternelle, règne un ordre du même type, régenté par Hamm, l'aveugle impotent, vaguement despote. Qui règne sur ce petit monde. Qui est tout le monde connu. Cela sent tout de même la fin du voyage, la fin des temps, même si chaque jour doit un peu sentir la même chose, on se dit. Chaque jour, Clov annonce qu'il quitte Hamm, qu'il va partir, chaque jour la mère ou le père meurt un peu plus, chaque jour, il ne reste presque plus rien en réserve de nourriture, de médicaments dans la maison.

© Pierre Grobois.
Beckett semble raconter ici ce qui n'en finit pas de finir. Avec classe, sans jugement, sans sentimentalisme, au contraire. En racontant ceci, il raconte la vie, l'étrange vie humaine d'entre les humains qui sont entre eux autant d'entraves aux libertés et qui, pourtant, ne cessent d'avoir besoin des autres, de se chercher, de vivre en symbiose. La pièce est organique, Clov et Hamm et Nell et Nagg sont comme des cellules d'un corps qui les dépassent. Impossible pour eux d'exister sans les autres comme si tous étaient incomplets de nature. Même les noms semblent incomplets, tronqués, toujours, de naissance, d'origine, Clov, Hamm, Nell, Nagg. Des paires, des pairs et de pères à n'en plus finir.

Une lecture de cet aspect d'incomplétude qui est évidente pour les deux personnages principaux. L'un marche avec douleur, mais ne peut se coucher, l'autre ne peut marcher, ne voit pas, mais possède l'autorité. On pourrait les croire complémentaires, mais ils sont symbiotiques comme certains micro-organismes. Avec cette pièce, Beckett écarte les jolies enjolivures de la vie, les bons sentiments, les parures de fête pour peser le poids de cette vie même, sans ornements, et cet éphémère tragique qui finit toujours par gagner sur toutes les vieilles croyances ridicules, ces fumées.

Jacques Osinski, le metteur en scène, est un explorateur de longue date de l'œuvre de Beckett. De même que Denis Lavant avec qui ils ont déjà fait deux spectacles précédemment : "Cap au pire" et "La dernière bande". Il s'est entouré dans cette pièce de quatre implacables interprètes. Implacables, car ils ne laissent pas une chance à la moindre critique tant ils sont d'une parfaite justesse dans la création de leurs différents rôles. Denis Lavant n'a pas besoin de parler pour mettre au monde un Clov totalement expressif. Le corps, l'intensité du jeu, du regard, tout est là pour susciter l'attention et découvrir cet être en constante quête de délivrance.

Frédéric Leidgens, cloué au fauteuil, les yeux opaques, est la présence vertigineuse de Hamm au centre du plateau, exactement au centre du monde comme le noyau dans une cellule d'un corps beaucoup trop vaste pour en avoir perception. Ses mains, mais surtout sa manière de dire ce texte et cet affût où s'agite perpétuellement sa tête en fait un personnage entre insecte et mécanique, impressionnant.

© Pierre Grobois.
La mère et le père, dont on ne voit que la tête et les mains, ne font que quelques apparitions, mais Claudine Delvaux et Peter Bonke ont tous deux une telle présence, un tel doux impact qu'ils restent en mémoire, eux qui sont les derniers récipiendaires de la mémoire.

Jacques Osinski et chacun des interprètes de la pièce ont pris le texte de Beckett avec une extrême humilité, mais surtout avec un sens aigü du rythme, de la respiration et des silences, ce qui donne à toute la pièce une grande puissance parsemée deci delà de rires, de fascinations et d'émotions.

"Fin de partie"

© Pierre Grobois.
Texte : Samuel Beckett, publié aux Éditions de Minuit.
Mise en scène : Jacques Osinski.
Avec Denis Lavant (Clov), Frédéric Leidgens (Hamm), Claudine Delvaux (Nell) et Peter Bonke (Nagg).
Scénographie : Yann Chapotel.
Lumières : Catherine Verheyde.
Costumes : Hélène Kritikos.
Tout public à partir de 14 ans.
Durée : 2 h.

Du 19 janvier au 5 mars 2023.
Du mardi au samedi 19 h, dimanche à 15 h.
Théâtre de l'Atelier, Paris 18e, 01 46 06 49 24.
>> theatre-atelier.com

Bruno Fougniès
Mardi 24 Janvier 2023
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