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Festival de La Ruche #2 Épisode 1 Immersion in situ dans les créations à venir, une invitation à un work in progress transgressif

Choisir "La Ruche" comme rôle-titre de ce festival initié par le TnBA est tout sauf un hasard tant la colonie d'artistes qui y trouve refuge entend faire son miel de cet espace voué à la création artistique. Pour sa deuxième édition, sept collectifs d'artistes - jeunes pour certains, moins pour d'autres - prennent le risque d'exposer une étape de leur travail au long cours, dans un esprit de partage activant le désir de découvertes tous azimuts…



"Motel" © Pierre Planchenault.
"Motel", du MAR Collectif, propose une plongée hitchcockienne dans les frissons d'un thriller revisitant "Psychose". C'est d'ailleurs par une scène mythique, projetée en noir et blanc sur grand écran - le fond de scène - que s'ouvre le rideau… de la douche. Une femme, poignardée sous un pommeau haute pression, crève l'écran. Seule l'ombre de sa meurtrière brandissant l'arme du crime se détache, avant que - cette fois sur l'avant-scène - une actrice dont l'ombre se découpe, elle aussi, sur le rideau n'exfiltre du plateau le cadavre enroulé dans le plastique du rideau. Le générique défile alors assurant le continuum entre film mythique et théâtre présent.

Les similitudes de lieu (motel surplombé d'une vieille demeure), de situation (un couple illégitime se retrouve dans cette chambre isolée), de jour (c'est un vendredi, mais non de date et de pays, on est dans la France de 2022 et non plus en Arizona), étant marquées, on va assister à une parodie délirante et loufoque de la "scène primitive" déclinée en rebondissements introduisant un humour décalé aux effets recherchés. La musique et les jeux de lumière étayent le propos pour le donner à entendre et à voir en plein accord avec ses attendus. Un vrai travail - encore à l'ébauche - qui a à cœur de multiplier les références et les savoir-faire, sans les fondre toutefois dans une écriture pouvant apparaître "fabriquée".

"À quel type de drogue je corresponds ?" © Pierre Planchenault.
"À quel type de drogue je corresponds ? Une initiation", avec Bénédicte Simon comme subtile interprète de ce texte performatif de Kai Hensel mis en scène par Sandrine Hutinet. Embarquée dans un trip à hautes résonances psychédéliques, la vraie fausse conférencière cheminant de références documentées en anecdotes personnelles, va livrer sa traversée du miroir pour tenter de trouver une image d'elle plus… moins… enfin une autre elle-même dont elle serait enfin le sujet. Et pris dans sa narration lui échappant à l'envi, où maîtrise du discours et fragilité sous-jacente s'entrelacent, on est embarqué à sa suite à la recherche de paradis artificiels créateurs d'illusions à cultiver comme succédanés à une existence trop prévisible.

En adoptant un point de vue décalé sur l'usage des drogues, le propos - superbement porté par la comédienne jouant de tous les ressorts d'une approche sensible de cette femme en sororité - s'annonçant comme un panégyrique des substances hallucinogènes susceptibles de redonner des couleurs à des vies dominées par des nuances de gris, se déroule imparablement pour monter avec humour en puissance… jusqu'à flirter avec le tragique du quotidien. En effet, la logique consumériste d'un bien-être vendu à grand renfort de messages subliminaux (ou pas), fixant le taux de satisfaction vital à atteindre pour éprouver le sentiment de réussite, a pour corollaire la chute dans l'effondrement des illusions ; ce que les notices "médica-menteuses" dénomment pudiquement "effets secondaires indésirables". Et la chute sera d'autant plus sévère que l'altitude atteinte aura été élevée…

Si les citations de Sénèque Le Philosophe - dont la plus célèbre d'entre elles : "Ce n'est pas parce que les choses nous paraissent difficiles que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elles nous paraissent difficiles" - émaillent gaiement le discours savoureux, c'est qu'elles participent grandement, au même titre que les régulières lampées du breuvage mystérieux scandant les prises (de paroles), à créer la distance de l'humour propre à "réfléchir" un propos à questionner lui avec sérieux. Une réussite artistique "pleine de sens" que l'on a hâte de découvrir dans sa version plénière…

"Pop-Corn Protocole" © Pierre Planchenault.
"Pop corn Protocole", une création azimutée d'Annabelle Chambon, Cédric Charron, Jean-Emmanuel Belot, Mari Lanera et Émilie Houdent. Le moins que l'on puisse dire - à observer l'état cataclysmique du plateau à la fin de cette (d)ébauche performative… - c'est que l'énergie développée par les deux danseurs chorégraphes, portés par les pulsations convulsives des claviers électroniques de leurs deux complices sur scène, constitue le carburant enrichi de cette odyssée au royaume du maïs décliné sous toutes ses formes.

Comment un modeste épi vivrier, apparu il y a quelques milliers d'années au Mexique et sur les hauts plateaux du Pérou, a pu conquérir le statut quasi religieux de "Mère des Aliments" - chez les peuples amérindiens - avant d'envahir l'espace contemporain pour devenir un enjeu "capital" des économies libérales bâtissant sur son dos de gigantesques profits ? Telle est la question posée (en filigrane) par les deux mousquetaires-escrimeurs coiffés d'une couronne d'épis de maïs portée fièrement en totem.

Rivalisant de créativité à tous crins, altiers sur les pointes de leurs sabots de bois à l'ancienne (maïs d'antan) ou croisant le fer (guerre actuelle pour l'approvisionnement en céréales), dévidant (pour mieux la piétiner) la ribambelle des drapeaux de la mondialisation du commerce juteux, ils juxtaposent - au risque parfois de nous perdre en chemin - les grandeurs et misères d'un "épi-phénomène" aux multiples visages. De ressource vivrière vitale adulée comme un don du ciel, à l'enjeu actuel que le "dieu-paillein" Maïs représente pour les multinationales aucunement soucieuses des environnements humain et naturel, les tableaux s'enchaînent à la vitesse du son jusqu'à l'apocalypse finale… Comme des grains de pop-corn qui exploseraient sous l'effet de la chaleur, sous l'œil carnassier de leurs complices, des gerbes jaillissent du corps des danseurs dégorgeant la précieuse manne aux effets délétères.

"Horace" © Pierre Planchenault.
"Horace", de Heiner Müller, interprétée et mise en jeu judicieusement par Claire Théodoly. Imaginez ce qui, lors du procès d'Horace, ne pouvait être envisagé par le maître ès-tragédies du XVIIe siècle… En effet, comment le grand Corneille aurait-il pu dans sa pièce éponyme transgresser les lois du genre - l'honneur d'État supplantant ipso facto l'état de passion amoureuse - en remettant en jeu… "l'en-jeu" du procès ? Comment aurait-il pu condamner la bravoure du jeune Horace, vainqueur du combat singulier l'ayant opposé aux Curiaces, défendant coûte que coûte l'honneur de sa patrie romaine, jusqu'à envoyer au trépas sa sœur, Camille, s'étant plainte que ce duel "héroïque" la prive à jamais de son amant albain ?

S'emparant à bras le corps du texte de l'écrivain allemand - mettant en tension la gloire du vainqueur, ayant terrassé l'ennemi, et son abjection d'être l'assassin de sa propre sœur, terrassée par le chagrin d'avoir perdu son amant - l'actrice, naviguant entre deux chaises, entre deux territoires, entre le glorieux et l'abject, affronte le tragique de cette situation "extra-ordinaire" pour la faire résonner en nous, ébranlant toutes constructions.

Tantôt Horace plantant son glaive dans la gorge du Curiace, acte salvateur commandé par l'État… Tantôt Camille gratifiant d'une accolade le vainqueur, libérateur de Rome… Le trouble gagnant la sœur lorsqu'elle reconnaît la tunique ensanglantée de son fiancé exhibée en guise de trophée par son propre frère, sa colère éperdue ("Rome, l'unique objet de mon ressentiment ! Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant ! Rome qui t'a vu naître et que ton cœur adore ! Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore !")… jusqu'à ce que l'actrice s'écroule, transpercée par le glaive du frère meurtrier. L'illusion théâtrale poursuit son œuvre au vif…

Doit-il être honoré comme vainqueur… ou châtié comme assassin ? Le laurier pour le premier… ou la hache du bourreau pour le second ? Son mérite efface sa faute… ou sa faute efface-t-elle son mérite ? Le problème étant que l'un et l'autre sont indivisibles… Quant à la chute, une fois que les chiens aient fait leur travail, elle prolongera la question ad vitam aeternam. Un très beau travail théâtral porteur en soi de la question "Pourquoi le théâtre ?", à laquelle l'auteur aimait répondre qu'il cherchait à briser… les illusions des spectateurs.

"Motel" © Pierre Planchenault.
Festival de La Ruche #2
A eu lieu du 19 au 21 mai 2022.

Trois jours de théâtre : étapes de travail, performances, banquet participatif, conférence…
TnBA, place Renaudel, Bordeaux.
>> tnba.org

"Motel"
Théâtre.
Une création originale du MAR Collectf.
Avec : Louis Benmokhtar, Clémence Boucon, Garance Degos, Prune Ventura.
Création visuelle et sonore : Tom Desnos et Thomas Germanaud.
Durée : 30 minutes.

"À quel type de drogue je corresponds ?" © Pierre Planchenault.
"À quel type de drogue je corresponds ? Une initiation"
Théâtre.
Texte : Kai Hensel.
Traduction et mise en scène : Sandrine Hutinet - Cie Le meilleur des mondes.
Assistante à la mise en scène : Laura Beillard.
Avec : Bénédicte Simon (artiste compagnonne).
Scénographie, vidéos, costumes : Birgit Stoessel.
Création sonore : Léa Tsamantakis.
Durée : 1 h.

"Pop-Corn Protocole" © Pierre Planchenault.
"Pop corn Protocole"
Performance.
Conception et réalisation : Annabelle Chambon et Cédric Charron, Jean-Emmanuel Belot et Mari Lanera, Émilie Houdent.
Mise en scène et chorégraphie : Annabelle Chambon et Cédric Charron.
Composition musicale : Jean-Emmanuel Belot et Mari Lanera.
Création lumières : Sandie Charron Pillone.
Production Collectif Charchahm.
Durée : 45 minutes.

"Horace" © Pierre Planchenault.
"Horace"
Théâtre.
Texte : Heiner Müller.
Traduction de l'allemand : Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger.
Mise en scène, chorégraphie : Claire Théodoly - Cie La Furibonde.
Avec : Claire Théodoly.
Création lulière : Jean-Claude Fonkenel.
Design et fabrication mobilier : Pascale Théodoly.
Durée : 30 minutes.

Yves Kafka
Vendredi 27 Mai 2022
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