Théâtre

Festival Trente-Trente "Oratorio Vigilant Animal", triptyque d'un noir incandescent

Renouant avec l'origine de l'Oratorio consacré à la Passion du Christ (évènements précédant et accompagnant la mort de Jésus), Gianni-Grégory Fornet pervertit à l'envi la résonance religieuse du terme pour l'inscrire dans l'univers profane des Hommes. Ici, trois figures masculines (incarnées par des performeuses déliées de tout tabou), scandaleusement humaines dans les passions qui les habitent, sont en prise avec leurs émotions dévorantes. Sur fond musical résonnant en contrepoint et projection de vidéos offrant profondeur de champ, elles brûlent littéralement, consumées par leurs émotions dont la passion amoureuse reste maîtresse.



© Joao Garcia.
On peut mourir d'aimer lorsque "la bourgeoise absolue, savante et perverse" vous tient dans ses rets avant de vous en chasser - "garde-moi pour toi", disait Claire Michel à Jay, le petit truand marseillais en mal de vivre -, mais tout autant lorsque l'animalité instinctive vous abandonne pour vous laisser comme une outre vide de sensations… Sans pulsion de vie chevillée au corps que reste-t-il de l'humain ? Quelle "vigilance animale" nous faut-il entretenir comme un précieux feu sacré pour ne pas choir comme Gary, l'écrivain en perte d'inspiration ?

Fruit d'une longue gestation - le premier opus a vu le jour en 2015, lors d'une précédente édition mémorable de Trente Trente, complété en 2017 par le second au Centquatre et à La Loge (à Paris) -, l'Opus 3 vient cette année à La Manufacture CDCN clore le processus de création en remettant en perspective les deux premiers volets. De cette intégrale réunissant les trois opus, puissante, organique et solaire dans sa noirceur même, irradiant le plateau nu habité par ces créatures en quête d'absolu dans un monde se dérobant à eux, on ne sort pas indemne.

© Joao Garcia.
Submergé par la musique enveloppante, les propos proférés et les corps en tension, on est happé par le parcours de Jay à la solde d'un malfrat qui, pour quelques milliers d'euros, incendie les voitures (afin d'effacer toutes empreintes sur la scène de crime) de ceux à qui il vient de loger froidement une balle dans la tête. Mais lorsqu'il rencontre Claire Michel, son existence bascule, méconnaissant le risque de fréquenter une telle femme, il s'abandonne à corps perdu. Dévoré par elle, devenu un nœud de sensations à vif, il en vient à enfourner à pleine bouche les cheveux de sa maîtresse (sic). Pulsion irrépressible d'incorporer l'objet du désir pour tenter contre toute raison de lui survivre…

Quant à Pal, son viatique à lui pour tenter de remplir la vie qui s'est retirée de sa banlieue à mourir sur place, c'est de baiser dans ces lieux porteurs de désolation avec Mélanie, une fille superbe, propre à le consoler du vide abyssal qui l'engloutit. Seul le plaisir pouvait le guérir de l'amertume d'une existence dépourvue de "sens". Bloqué dans sa vie, privé d'horizons d'attentes, il ressent le besoin impérieux d'exister en elle… avant qu'elle ne risque de s'évanouir, le laissant exsangue…

Et pour en terminer et rebattre les cartes de ce triptyque où Éros et Thanatos se défient sur fond d'existences coincées entre les murs de cités grises, c'est le portrait de Gary, l'écrivain en panne, crevant à petit feu de sentir la vie se retirer de lui. Alors, il "inventera" sa propre stratégie de survie pour sortir la tête de l'eau où il se noie à coup sûr. Réapparaîtront alors Jay et Pal, investis d'un statut nouveau remettant en perspective la lecture des deux premiers volets et le remettant, lui, en je(u).

© Joao Garcia.
Conçu comme un opéra flamboyant, "Oratorio Vigilant Animal" vaut par sa puissance organique qui déferle à micro ouvert. La musique en live délivrée par l'alto d'Élodie Robine et la guitare de Grégory Buzinet distillant du blues primitif envoûtant, auxquels s'ajoute la basse électrique de Suzanne Péchenard électrisant l'atmosphère, ainsi que les vidéos-paysages de João Garcia, fournissent le cadre du jeu des performeuses. Portant au point d'incandescence la violence de ces hommes à qui la vie fait violence, elles crèvent le plateau de leur présence iconoclaste.

Que ce soit la charismatique Rébecca Chaillon dont le corps en soi est doué d'une puissance irradiante, l'implosive Audrey Saffré, ou encore la sulfureuse Karelle Prugnaud enchaînant notamment une série de jetés au sol époustouflante, toutes incarnent à fleur de peau la poésie noire de Gianni-Grégory Fornet.

Le soleil noir de la mélancolie des Chants de Maldoror trouve ici un écho contemporain dans ce moment de théâtre à la beauté convulsive.

Création du triptyque le mardi 8 juin 2021 (18 h, 18 h 45, 19 h 45) à La Manufacture CDCN de Nouvelle Aquitaine, Bordeaux La Rochelle, à Bordeaux (33), dans le cadre de la saison chaude du Festival de la forme courte Trente-Trente (8 juin - 3 juillet 2021).

>> trentetrente.com

"Oratorio Vigilant Animal", Opus 1, 2 et 3 final

© Joao Garcia.
Texte et conception, Gianni-Grégory Fornet.
Performance et jeu : Rébecca Chaillon, Audrey Saffré et Karelle Prugnaud.
Avec la participation à l'image d'Annie Melza Tiburce.
Musique originale : Élodie Robine, Suzanne Péchenard et Grégory Vouillat-Buzinet.
Films : João Garcia.
Son : François Gueurce.
Éclairage et technique : Suzanne Péchenart.
Costumes : Annie Melza Tiburce.
Développement de projet : Catherine Siriphoum/Filigrane Fabrik.
Par Dromosphère.
Opus 1 : 35 minutes.
Opus 2 : 35 minutes.
Opus 3 : 40 minutes .

Tournée
Novembre 2021 : Théâtre La Gare Mondiale, dans le cadre du Festival TrafiK, Bergerac (24).
5 mars 2022 à 20 h : Théâtre L'Horizon, La Rochelle (17).

Yves Kafka
Mardi 15 Juin 2021
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