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Festival Trente Trente "Love me tomorrow", "Derviche", "De la Sainte Face à la Tête Viande", des tentatives appliquées… au plaisir du délire pur

Ce Festival n'est jamais si fantastique… que lorsqu'il ose le risque artistique. Ainsi de "De la Sainte Face à la Tête Viande", un duo incongru, pétri de qualités comme l'argile qu'il malaxe, succédant sous le chapiteau de Bègles au trop lisse "Derviche" qui, malgré son titre, ne nous a pas tourneboulé… Quant à "Love me tomorrow", présenté lui à la BAG (Bakery Art Gallery), il tend lentement à émerger des brumes qui l'ont vu naître.



"Love me Torrow" © Pierre Planchenault.
"Love me tomorrow", de la chorégraphe et interprète Sophie Dalès, se présente comme une recherche de la féminité retrouvée sous les pelures des assignations collant à la peau comme une camisole contraignante. Émergeant peu à peu des brumes qui la recouvraient, le brouhaha invasif ayant cessé, une créature encapuchonnée d'une ample parka bleue dissimulant ses formes avance pas à pas, une lampe frontale cyclopéenne perçant la nuit dans laquelle elle était plongée. Son corps se déplie, explore le sol et l'espace jusqu'à ce que ses deux yeux, lumineux, lui soient enfin rendus.

Au rythme d'une musique répétitive scandant ses efforts réitérés, le corps se cambre, les bras se déploient, jusqu'à se débarrasser lentement de la camisole bleue qui l'étreignait. Toute de blanc vêtue, elle éprouve "organiquement" son nouveau "moi-peau", claquant en tous sens l'étendue d'un corps - le sien - qui lui avait été ravi. Non sans un sentiment d'ivresse, juste sortie de sa chrysalide, la danseuse semble avoir découvert la sérénité d'être…

"Derviche" © Pierre Planchenault.
"Derviche" réunit trois instrumentistes, dont deux Syriens - Khaled Aljaramani et Mohanad Aljaramani - à la voix envoûtante, et un circassien jouant avec dextérité des cerceaux que, tel un dompteur en cage, il fait virevolter au gré de ses fantaisies. Aux sons contemporains des clarinettes et clavier électronique de Raphaël Vuillard, mêlés aux notes mélodieuses s'échappant des ouds, ces luths orientaux et tambourins des deux musiciens syriens, le circassien - Sylvain Julien - joue de ses cerceaux au milieu desquels il se glisse.

Après la cérémonie d'ouverture qui voit défiler les quatre artistes en robe de bure s'inclinant face à nous, chacun prend sagement sa place derrière son instrument, Sylvain Julien occupant quant à lui le centre de la piste, la place de choix réservée traditionnellement dans le monde oriental au derviche tourneur… Mais de transe, point. L'émotion attendue n'est visiblement pas au rendez-vous.

Même si les mélopées libèrent un charme aux parfums enivrants, les mouvements de toupie du circassien sur lui-même n'évoquent en rien la fantasmagorie des derviches tourneurs. Si experts soient-ils, ils ne sont pas de nature à nous faire chavirer… Si le désir d'alliance de l'Orient et de l'Occident, réunis ici grâce à la médiation du plateau, ne peut être que chaleureusement salué, leur hybridation, elle, "tourne à vide".

"De la Sainte Face à la Tête Viande" © Pierre Planchenault.
"De la Sainte Face à la Tête Viande"… Lorsque deux géniaux trublions de l'art hybride - l'un, Olivier de Sagazan, peintre et sculpteur, l'autre, Arnaud Nano Méthivier, acrobate de l'accordéon poussant à l'occasion des sons gutturaux, tous les deux performeurs décomplexés - s'associent à l'arrache pour créer une performance inédite… cela donne naissance à matière délirante. Et l'enthousiasme de la création artistique in vivo étant porteur sain d'un virus contagieux, il "éclabousse" littéralement le public blasé en quête de lâcher prise salutaire…

Si l'on veut bien concéder qu'"éclabousser" est ici d'un emploi quelque peu abusif - un écran translucide protégeant le public des salves de matières terreuses projetées -, l'on ne retirera rien quant à l'onde de choc se propageant dans les travées comme une trainée de poil à gratter l'imaginaire. Imaginez…

Assoupi dans un fauteuil Voltaire, un vieillard cacochyme coiffé d'une mitre d'évêque - à moins que ce ne soit la tiare d'un pape sur le retour -, le corps emmitouflé dans une robe de dentelle ancienne recouverte d'une couette ayant passablement vécu, s'extirpe de son sommeil pour se triturer les mains, les bras, ouvrir grand la bouche afin de, dans une grande excitation faisant branler sa débile constitution, vociférer un tonitruant "Silence ! Du silence ! Il va arriver quelque chose…". Mais Dieu Tout-puissant, de quelle nouvelle Annonciation peut-il s'agir ? Quel enfant pourrait naître de ce corps au teint terreux ?

"De la Sainte Face à la Tête Viande" © Pierre Planchenault.
Après un rapide signe de croix, pris de transes, il malaxe les pains d'argile trempés dans l'eau du vase de nuit gisant à ses pieds et, au rythme déluré de l'accordéon en folie d'un apôtre placé derrière lui, entreprend de couvrir son visage de couches et de couches de terre promise. Jamais satisfait de ses créations, il détruit, modèle et remodèle à l'envi son visage se métamorphosant tour à tour en oiseau à long bec, en porc au groin proéminent et autres créatures sorties d'une arche de Noé improbable. Pour parfaire son esthétique faciale, deux de ses doigts s'enfoncent profondément dans la glaise pour y creuser deux orbites peintes aussitôt de noir, tandis qu'une balafre profonde figure deux lèvres sanguinolentes, une étoupe de chanvre faisant, elle, figure de chevelure.

Les métamorphoses d'un pape prométhéen "enflammé" (sic), accouchant in fine d'un… Non, là je me débranche… Tout ce qui vient d'être écrit plus haut n'est que pures élucubrations hallucinatoires provoquées par le matériau de l'art(gile) modelé par deux compères fusionnant les notes endiablées (lire diaboliques) d'un accordéon débridé et les manigances corporelles d'un plasticien performeur habité par Lyssa, personnification de la folie furieuse chez les anciens Grecs. Victime ô combien consentante de cette effusion d'émotions plastiques et musicales, le spectateur, transfiguré à son tour, "dé-lire" à sa guise.

"De la Sainte Face à la Tête Viande" © Pierre Planchenault.
Et c'est là, dans cette folie orchestrée de main de maître, donnant à voir et à entendre ce que chacun veut bien y projeter (certains y verront peut-être des clowns et jokers terrifiants…), que réside l'essence même d'une "entrée en matière" réussie. Une performance à consommer sans réserve, garantie cent pour cent Trente-Trente…

Ces trois spectacles ont été vus dans le cadre du Festival Trente Trente de Bordeaux-Métropole-Boulazac. Le premier le mercredi 26 janvier à 21 h 45 à la Bakery Art Gallery (BAG) de Bordeaux, les deuxième et troisième le mardi 1er février, à 20 h puis à 21 h 15, au Chapitô à Bègles.

"Love me Torrow" © Pierre Planchenault.
"Love me tomorrow"
Création - Danse - Nouvelle-Aquitaine (Bordeaux).
Chorégraphe : Sophie Dalès.
Interprète : Sophie Dalès.
Conception objet lumineux : Lucien Valle.
Construction : Utile Atelier - Arnaud Lacoste.
Costume : Léa Deligne.
Œil complice : Louis Richard, Corinne Hadjadj.
Régie : Géraldine Georgen.
Durée : 25 minutes.

"Derviche" © Pierre Planchenault.
"Derviche"
Musique - Cirque - France/Syrie.
Danse, cerceaux : Sylvain Julien.
Musique : Bab Assalam.
Oud, chant : Khaled Aljaramani.
Percussions, oud, chant : Mohanad Aljaramani.
Clarinettes, live electronic : Raphaël Vuillard.
Collaborateur artistique et technique : Emmanuel Sauldubois.
Regards extérieurs : Jean Lacornerie, Heinzi Lorenzen.
Regard danse : Annette Labry.
Lumières : Dominique Ryo.
Costumes : Céline Pigeot.
Durée : 40 minutes.

"De la Sainte Face à la Tête Viande" © Pierre Planchenault.
"De la Sainte Face à la Tête viande"
Création - Performance - Musique - Saint-Nazaire/Orléans.
Conception : Olivier de Sagazan et Arnaud Nano Méthivier.
Interprétation : Olivier de Sagazan et Arnaud Nano Méthivier.
Durée : 30 minutes.

Festival Trente Trente,
19e Rencontres de la forme courte dans les arts vivants.

Du 18 janvier au 10 février 2022.
Billetterie : 05 56 17 03 83 et info@trentetrente.com.
>> trentetrente.com

Yves Kafka
Samedi 12 Février 2022
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