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Festival Trente Trente 2024 Épisode 2 "Aimons-nous vivants", "Encrages", "Hire me, Please", "Je dis elle"

L'une des originalités de Trente Trente, et pas des moins appréciées, est de proposer aux festivaliers des "Parcours" dans la ville. Ainsi, de lieu artistique en lieu culturel atypique, partagent-ils ensemble des propositions "hallucinantes". Faisant communauté, la troupe éphémère de spectateurs fait écho à celle des différents artistes pour créer… "la vie dans l'art". Ainsi de ce samedi 20 janvier où théâtre-cirque, musique-concert, performance chorégraphiée et théâtre littéraire s'enchainèrent jusqu'à la nuit avancée.



"Aimons-nous vivants" © Pierre Planchenault.
"Aimons-nous vivants", de la Cie MMFF Mathieu Ma Fille Foundation d'Arnaud Saury, propose une étape d'un travail déjà fort élaboré, au point de pouvoir ressentir qu'il s'agirait d'une coquetterie de présentation… Autour d'un mât chinois générateur de poésie, de performances de haut vol et de saillies décalées, naît un récit envoûtant dont l'attraction est telle que l'on s'abandonne à la lévitation au fur et à mesure que ledit mât chinois, coiffé de palmes de cocotiers et orné de bananes, se métamorphose en exotique perche andalouse…

Faisant corps (et âme) avec son complice, le circassien virtuose Samuel Rodrigues sur lequel il s'appuie au propre (jusqu'à lui faire mal) comme au figuré (magnifiques échanges), Arnaud Saury explore de nouvelles dimensions propres à titiller son désir d'éternel explorateur. Lui, l'ex-danseur, insatiable découvreur de nouveaux espaces à partager avec ses complices – on a tous en mémoire l'épopée fabuleuse de "Dad is dead" sur le vélo de Mathieu Despoisse – se lance ici à l'assaut de l'inaccessible culminant à près de cinq mètres.

"Aimons-nous vivants" © Pierre Planchenault.
Comme dans un work in progress dévoilant les arcanes de la création, Samuel Rodrigues, suspendu au mât, s'épanche sur une anecdote fondatrice de son goût du risque. Un épisode de son enfance turbulente qui donne le vertige… et offre l'occasion à son complice de rectifier avec humour l'usage d'un français fraîchement acquis par son ami portugais, lui faisant confondre deux faux amis : "Ta mère n'était pas congelée par la peur, mais figée, on ne congèle pas deux fois le même produit"

L'humour – renversant – du texte écrit par Suzanne Joubert résonne comme une mise en abyme des tribulations en haute altitude des deux compères, l'un (le circassien) servant de fauteuil, voire de lit à l'autre (l'acteur) dissertant, confortablement suspendu, sur l'usage entre autres de l'adjectif "sale" dans différentes expressions à connotation dégradante.

Viendra le temps d'un câlin en altitude et d'une chute poétique… aiguisant encore plus notre désir de découvrir, le jour du printemps prochain, la première de cette belle performance dont les prémices sont plus que prometteuses.

"Encrages" © Pierre Planchenault.
"Encrages", d'Audrey Poujoula, se propose de tirer d'une machine à écrire – tapée de coups répétés ou frôlée par un archet – des sons amplifiés et mêlés à d'autres sons discordants préenregistrés. De plus, le choc de l'encre sur le papier crée des arabesques visuelles... Pour le moins que l'on puisse dire, c'est que ce concert improvisé, outre sa haute intensité en décibels, est à classer… dans les recherches "expérimentales".

"Hire me, Please" © Panos Malactos.
"Hire me, Please", de Panos Malactos, nous entraîne facétieusement dans l'univers des auditions chorégraphiques, avec, en filigrane, un sens débridé de la dérision. En effet, qu'attend-on des candidats soumis au regard inquisiteur de juges en attente d'une originalité normée (oxymore), si ce n'est une soumission à des diktats dont ils sont tributaires ?

Surgie des coulisses, une créature barbue aux épaules musclées, se tortillant dans un justaucorps surplombant de hautes bottes du même rouge rutilant, se dirige en sautillant gauchement vers le micro… Concluant quelques notes haut perchées, on sent que le timide "Thank You" qui nous est adressé – à nous jury – est porteur du poids de l'enjeu…

Enchaînant alors sur des musiques d'enfer d'impressionnantes figures aériennes ponctuées de grands écarts latéraux parfaits, le danseur nous sur-prend… à contrepied, justifiant en creux ses propos minaudés hystériquement : "Je suis un grand danseur, un artiste doté d'une grande technique". Au gré des désirs du jury, il revêtira la même tenue, d'un gris éclatant cette fois, et se coiffera de la tête de licorne qu'on lui tend… affichant haut la liberté, la beauté et la puissance qu'il incarne. Panos Malactos montre ici sa double capacité de danseur émérite et de pourfendeur des attentes établies.

"Je dis elle" © Pierre Planchenault.
"Je dis elle", d'Arnaud Poujol, pourrait être pris comme un rêve éveillé, celui de l'auteur recomposant dans un théâtre littéraire filmé, au gré des impacts d'"Écrire" (entretien qui, avant d'être un livre, fut d'abord filmé par Benoît Jacquot) et de "Roma" (fiction, elle aussi, d'abord filmée) de Marguerite Duras, ainsi que de ceux de "Cet amour-là" de Yann Andréa, sa propre fantasmagorie. Faisant du monde selon M.D. le ferment de son inspiration, il lui emprunte aussi sa stylistique alliant images filmées, écriture méditative et théâtralité épurée.

Un plateau tout de blanc tendu où une table accueille les feuillets de M.D. alors qu'en fond de scène un écran se couvre d'images au statut subliminal faisant effraction dans le présent de la représentation. Pêle-mêle, s'inscrivent des phrases échappées de ses romans, un bateau sur le Mékong, ou encore le visage d'une statue antique évoquant la reine de Samarie, Bérénice, l'amante de Titus, la pièce racinienne élue. Les trois acteurs tout de blanc vêtu – Aline Le Berre, Elise Servières et Yacine Sif El Islam – incarnent quant à eux, pour le porter jusqu'à nous, le substrat de l'univers de la résidente des Roches Noires et de Neauphle-le-Château.

Sur cette mosaïque de souvenirs écrans se précipitant sans autre ordre que celui impulsé par le flux et reflux d'une pensée encore et toujours vivante – celle de M.D. –, les trois comédiens vont faire subtilement entendre la petite musique des mots échappés au temps qui passe. Leurs voix, portées par les corps à l'unisson, résonnent alors comme les particules d'un monde résistant à son évanescence.

Ainsi de la rencontre fictionnelle entre Elle et Lui, un soir, dans le hall d'un hôtel romain donnant sur la piazza Navona. Embarqués dans "ce film qui commencerait ici", alors qu'il a déjà commencé avec la question posée par la femme, nous sommes pris dans un tourbillon poétique qui dit de lui – et de nous… – ce que nous ignorions encore l'instant d'avant. Effet troublant des développements argentiques où le révélateur fait apparaître comme en contre-jour les images en cours d'élaboration.

Et à l'instar de l'écriture de M.D. où il n'y a jamais d'enchaînement entre les événements, l'acteur faisant maintenant face à l'actrice assise à sa table de travail, "devient" Yann Andréa pour confier cette impossibilité de la nommer autre que par son nom d'emprunt. Duras, ce nom d'auteur qui lui plait infiniment… Les jeux en miroir de la réalité réfléchie se poursuivent jusque dans leur manière de se nommer : "Nous avons tous les deux des noms d'emprunt, des noms de plume, des noms faux et qui deviennent vrais puisqu'ils ont été choisis et écrits par elle". Quant au "Je dis elle" du titre, il introduit entre eux – qui parlent d'eux à la troisième personne, comme s'ils étaient eux-mêmes des personnages – la présence d'une troisième entité, le "elle" de la littérature, la seule vérité vivante.

"Je dis elle" © Pierre Planchenault.
Ainsi, entre les textes tapés frénétiquement, les vins bus, les crises violentes et "Capri c'est fini" d'Hervé Vilard, accompagnée par la musique enivrante de Benjamin Ducroq, l'écriture – bouleversante – creuse-t-elle son sillon pendant qu'une troisième complice projette en vidéo leurs visages. Parfois même on croirait voir surgir entre deux plans, comme une ombre portée, le fantôme du "Ravissement de Lol V. Stein". Donner à voir l'indicible au cœur de l'œuvre de Marguerite Duras pour tenter d'en délivrer l'essence… Un pari aussi fou que réussi.

L'ensemble de ces spectacles a été vu le samedi 20 janvier dans le cadre du "Parcours Le Bouscat-Bordeaux" du Festival Trente Trente de Bordeaux Métropole – Boulazac.

"Aimons-nous vivants" © Pierre Planchenault.
"Aimons-nous vivants"
Théâtre-Cirque, travail en cours.
Conception : MMFF – Arnaud Saury.
Écriture et interprétation : Arnaud Saury et Samuel Rodrigues.
Collaboration artistique : Suzanne Joubert et Marie Vaissière.
Coach Mât Chinois : Kinane Srirou.
Lumière : Jean Ceunebroucke et Alix Veillon.
Régie générale : Paul Fontaine.
Durée actuelle : 30 minutes.
A été représenté le vendredi 19 et le samedi 20 janvier à L'Atelier des Marches - Le Bouscat.
Création le 21 mars 2024 à L'Agora de Boulazac (24).

"Encrages" © Pierre Planchenault.
"Encrages"
Musique-concert.
Artiste sonore : Audrey Poujoula.
Durée : 35 minutes.
Représenté le samedi 20 janvier au Marché de Lerme à Bordeaux.

"Hire me, Please" © Panos Malactos.
"Hire me, Please"
Performance - Chypre. Première française.
Chorégraphie et interprétation : Panos Malactos.
Dramaturgie : Odysseas I. Konstantinou et Panos Malactos.
Costumes : Eleni Papavasiliou.
Vidéos : Suzana Phialas.
Durée : 15 minutes.
Représenté le samedi 20 janvier à la Halle des Chartrons à Bordeaux.

"Je dis elle" © Pierre Planchenault.
"Je dis elle"
Théâtre création.
D'après "Cet amour-là" de Yann Andréa et "Écrire" de Marguerite Duras
Cie Monsieur Kaplan.
Mise en scène et adaptation : Arnaud Poujol.
Avec : Aline Le Berre, Élise Servières et Yacine Sif El Islam.
Regard et lumières : Jean-Luc Terrade.
Création musicale : Benjamin Ducroq.
Création lumière : Antoine Auger.
Vidéo : Erwin Chamard.
Durée : 40 minutes.
Représenté le samedi 20 janvier à La Manufacture CDCN à Bordeaux.


Du 16 janvier au 2 février 2024.
Festival Trente Trente
XXIe Rencontres de la Forme Courte dans le Spectacle Vivant
Bordeaux Métropole - Boulazac.
>> trentetrente.com

Yves Kafka
Mardi 30 Janvier 2024
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