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FAB 2023 "Cachalotte" et "L'âge d'or" La ker-messe est dite… En temps de crise, main basse sur la création artistique ?

Le divertissement promu en Eldorado des scènes culturelles risque-t-il devenir le nouveau mantra des programmations ? Encouragés en cela par des financeurs publics (et des médias) mesurant trop souvent la réussite des entreprises "artistiques" à l'audience qu'elles recueillent, les festivals sont incités à se soumettre implicitement à la règle du marché. Et si le Festival International des Arts de Bordeaux Métropole présente toujours de nombreuses propositions échappant à ce diktat, d'autres formes auraient tendance à sacrifier à cette injonction tacite, ou, autre tendance, à "verdir" à l'excès le menu pour le rendre "politiquement correct", reléguant ainsi les attendus artistiques au second plan.



"Cachalotte" © Pierre Planchenault.
"Cachalotte", du Collectif suisse Ouinch Ouinch au nom rigolo, s'inscrit dans les formes "d'animation" destinées à réunir un public séduit à coup sûr par la promesse d'une joyeuse déambulation à la recherche de "La Grande Cachalotte" égarée sur les bords de la Garonne…

Cette course à l'échalote (maritime) prend la forme d'une itinérance rive droite menée tambour battant par quatre dynamiques et sympathiques danseurs et danseuses. Grimés et affublés de pelures aussi déjantées que leurs jeux potaches volontairement régressifs (batailles de ballons "gonflés" d'eau, tirs de pistolets à eau…), tirant une carriole-bateau brinquebalante contenant un bric-à-brac de filets et autres instruments marins d'où émergent une bouée (qui finira autour de la taille d'une participante) et une grande bâche bleue (déployée au-dessus des participants en guise de vague), multipliant chants et figures hautes en couleur, ils conduisent à grand renfort de bruits le cortège jusqu'au fleuve.

Si l'heure passée en compagnie de ce collectif au nom débonnaire (à son crédit, aucun esprit de sérieux et aucune prétention…) n'a rien de désagréable en soi et respire un lâcher prise divertissant susceptible d'être apprécié, on peut toutefois se poser la question de sa place dans un festival qui s'affiche être "Festival International des Arts"… Suffit-il de "divertir" dans l'esprit kermesse pour faire art ?

"L'âge d'or" © Yves Kafka.
"L'âge d'or", du collectif suisse Tomas Gonzales & Igor Cardellini, à l'esprit de sérieux, lui, propose une visite guidée du Centre commercial Mériadeck, projet de l'ancien député-maire Jacques Chaban-Delmas dont l'ambition affichée, en cette fin d'années soixante-dix, était de requalifier un quartier jugé par la bourgeoisie bordelaise "insalubre" par sa concentration d'émigrés, de travailleurs pauvres et de travailleuses du sexe. Ainsi, selon le modèle venu tout droit des États-Unis d'Amérique, rassemblant une soixantaine d'enseignes ayant pignon sur commerce et abritant sur trois niveaux l'hypermarché Auchan, ce centre commercial coulé dans le béton triomphant des Trente Glorieuses (d'où son sobriquet de "bunker") et dont la devise – "Urbain par nature" – fait figure d'oxymore, peut se targuer d'être l'un des plus grands existant en centre-ville.

Casque audio aux oreilles, casquette rouge arborant de manière (in)signifiante le sigle H&M (avec obligation de la porter pour "faire groupe"), les participants sont conviés à mettre leurs pas dans ceux d'une "guide touristique" commentant in situ l'archéologie de ce concept dont le but – véritable scoop – est de susciter le désir d'achats. De ses commentaires, lus sur son bloc-notes et prononcés avec l'autorité de celle qui a fait le tour de la question, ressort une organisation des lieux savamment conçue pour faire franchir "à tout prix" le seuil de chaque enseigne. Tout, en effet, est ici pensé (températures constantes, vitrines éclairées), "tout est sous contrôle pour créer sensations de bien-être et envies", nous explique-t-on doctement.

Première pause devant la vitrine de vêtements New Yorker, inspirée pour sa composition, nous dit-on encore, des enseignements de la muséographie et des arts de la scène. Autre pause devant celle d'une enseigne de produits de beauté où l'on nous invite cette fois-ci à admirer les portraits géants de deux créatures maquillées "avec soins". Puis, gagnés par l'euphorie du temple de la consommation, notre guide et nous à sa suite franchissons facétieusement le seuil de l'enseigne H&M (celle qui a fait don généreusement de la casquette). Là, invités par notre guide à participer à un lancer spontané de sac à main, nous nous livrons à une chorégraphie improvisée, aux accents de "La la land"…

"L'âge d'or" © Yves Kafka.
Serions-nous, à l'insu de notre plein gré, la cible d'une action de promotion dont on serait les acteurs bénévoles ? Action de marketing déguisant – comme le green washing sait si bien le faire – un recyclage de la grande consommation en innocente animation culturelle ? De même, lorsqu'est abordée sur le ton de la confidence la présence d'une porte mystérieuse de deux mètres sur deux, derrière laquelle se cache un espace interdit à la visite (celui des stocks… pas suffisamment spectaculaires), ou lorsque nous est confié l'aveu d'une caissière (ayant dévoilé avec embarras… le montant de son salaire), on se dit que ces critiques gentillettes font figure de bien innocents arbrisseaux cachant une forêt de dénis. Le caddy est plein… Erreur : il restait encore à vivre la vraie fausse pose photo de groupe à retrouver sur le compte Instagram d'Auchan Mériadeck.

Ce qui aurait donné sens à cette entreprise, affichant des prétentions culturelles et critiques, est passé à la moulinette de la soumission aux "partenaires". Exit la moindre trace de l'impact environnemental et humain des modes de production et de consommation promus par la Galaxie Mulliez, modèle caractérisé de la mondialisation néo-libérale. Quant à H&M, dont le drame de l'effondrement du Rana Plaza au Bangladesh a mis sous les feux des projecteurs les conditions désastreuses des petites mains travaillant pour son compte, peut-on impunément accepter d'en faire la promotion, fût-ce sous la forme d'un gadget couvre-chef ou d'une danse ludique ?

Certes, comme il nous a été rappelé micro fermé, "invité par Auchan et sous contrôle étroit" (interdiction de prendre des photos), il ne pouvait être question… de questionner. Mais alors qu'allait faire dans cette galère des "artistes" attachés à leur liberté de création ?

Une compensation cependant pour chaque participant : le cadeau d'un sac de toile portant la griffe "Auchan" et contenant – inventaire à la Prévert – deux brosses à dent et/ou un écarteur d'orteils (sic), quatre caramels mous de marque "Kréma", le catalogue Auchan "supplément plaisirs d'automne"… sans oublier la rutilante casquette H&M ! Quant au dépliant du Centre culturel Suisse, égaré parmi eux, il méritait une toute autre compagnie.

Vu "Cachalotte" le vendredi 6 octobre à 15 h sur les bords de Garonne, 10 quai de Brazza, et "L'âge d'or" le même jour à 12 h 30 au Centre commercial Mériadeck, dans le cadre du Festival International des Arts de Bordeaux Métropole (FAB).

"Cachalotte" © Pierre Planchenault.
"Cachalotte"
Interprétation : Marius Barthaux, Karine Dahouindji, Simon Peretti et Victor Poltier.
Objets sonores : Benoît Renaudin.
Costumes : Marie Romanens.
Lumière : Julien Brun.
Production exécutive : Ars Longa Agency - Mathias Ecoeur.
Durée : 1 h.
Par le Collectif suisse Ouinch Ouinch.
Représenté jeudi 5 et vendredi 6 octobre 2023.

"L'âge d'or"
Conception et texte : Tomas Gonzalez, Igor Cardellini.
Avec (en alternance) : Rébecca Balestra, Marion Duval, Dominique Gilliot, Adaya Henry, Anna Franziska Jäger, Riina Maidre, Annica Muller, Emilia Verginelli.
Assistant mise en scène, Pierre-Angelo Zavaglia.
Regard extérieur, Adina Secrétan.
Régie technique, Sonya Trolliet.
Durée : 1 h 10.
Collectif suisse Tomas Gonzales & Igor Cardellini.
En partenariat avec le Centre culturel Suisse, On Tour et le Centre commercial Mériadeck.
Représenté jeudi 5, vendredi 6 et samedi 7 octobre 2023.

FAB - 8e Festival International des Arts de Bordeaux Métropole.
A eu lieu du 30 septembre au 15 octobre 2023.
9 rue des Capérans, Bordeaux (33).
>> fab.festivalbordeaux.com

Yves Kafka
Mercredi 18 Octobre 2023
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