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FAB 2021 "Symphonie pour klaxons et essuie-glaces" "La Voix humaine/Point d'orgue" Diversité harmonique, la symphonie et son double…

Outre les lieux de représentations situés aux antipodes (un banal parking de Saint-Médard-en-Jalles et le somptueux Grand Théâtre de Bordeaux classé monument historique), outre les instruments convoqués (klaxons, essuie-glaces de guimbardes et prestigieux concertistes de l'ONBA, Orchestre National Bordeaux Aquitaine), outre les livrets à l'écriture dissonante (Jérôme Rouger et Jean Cocteau/Olivier Py), ces deux formes apparemment opposées ont pourtant, l'une et l'autre, eu droit de cité (sic) sur… France Culture. Comme quoi la Culture n'a rien d'univoque et peut réserver de belles surprises…



"Symphonie pour Klaxons" © Pierre Planchenault.
"Symphonie pour klaxons et essuie-glaces", forme musicale (auto)mobile pouvant être donnée dans différents lieux au gré des déplacements de Jérôme Rouger (auteur, metteur en scène comédien, lauréat du Prix Philippe Avron "décerné à un artiste dont l'écriture apparaît essentielle à la compréhension du monde") et de son tout autant fantasque complice, Patrick Ingueneau (auteur-compositeur-interprète échevelé).

Sous la baguette (l'ire des clés) de leur chef, l'orchestre composé de neuf voitures disposées en demi-cercle et de leurs conducteurs-klaxonneurs assistés de leurs essuie-glaces va exécuter, en trois mouvements rondement menés, une symphonie urbaine commentée en direct-différé (l'émission est prévue pour être diffusée sur les ondes à une heure tardive de la nuit…) par le vrai-faux journaliste de France Culture ici présent. Disert et lyrique lorsqu'il présente le décor naturel avec la Jalle qui coule non loin sans altérer pour autant la tessiture des instruments, sa parole est teintée d'une ironie délicieuse.

"Symphonie pour Klaxons" © Pierre Planchenault.
Cette musique, certes élitiste, montre s'il en était besoin que la grande musique peut être populaire… Ainsi du public mélomane, wesh-wesh et baba cool, qui se presse en cet après-midi incertain de début octobre pour écouter religieusement ce don du ciel.

Le premier klaxon, formé dans les plus grands embouteillages du monde, donne le la au claquement en série des portières. Quant à la symphonie des essuie-glaces égrenant la même note obstinément, elle renvoie au mouvement de la cinquième symphonie de Beethoven et ouvre sur l'hymne à la mort (sur les routes). Le concert (de klaxons) débordera, comme il est noté noir sur blanc dans toute la littérature des partitions, sur une bordée d'injures allant crescendo, pouvant néanmoins, si affinités, se conclure en do(do) majeur.

De l'entrée majestueuse jusqu'au salut final, en passant par la présentation appliquée de chaque instrumentiste, tous les codes concertistes sont passés en revue (auto-mobile) pour créer un pastiche hilarant… aussi (im)pertinent que l'original. Oui, la grande musique peut être populaire.

"La voix humaine" © Éric Bouloumié.
"La Voix humaine/Point d'orgue", deux grands spectacles lyriques s'adossant l'un à l'autre pour faire résonner les voix somptueuses d'Elle (soprano), de Lui (baryton) et de L'Autre (ténor) dans un décor contemporain épuré s'enchâssant à merveille dans le théâtre à l'italienne créé par Victor Louis. Lorsque l'on aura rappelé que les auteurs de la première pièce sont, pour la composition musicale, Francis Poulenc, et pour l'écriture, Jean Cocteau, et pour la seconde, Thierry Escaich et Olivier Py dans une écriture contemporaine composée de vers libres de douze syllabes, on comprendra que tout ici n'est que luxe et volupté, une invitation au voyage au bout des sens…

Et il s'agit bien de cela, nous mener jusqu'aux frissons des amours passionnelles où la brûlure consume de l'intérieur ceux et celles qui s'y précipitent à corps perdus. Mais la réussite de ce montage hors-normes (chapeau bas à Olivier Py, l'architecte de ce projet ingénieux), c'est de présenter, à la suite de la sublime "Voix Humaine" réifiant la descente aux enfers d'une femme délaissée, le contrepoint amplificateur de "Point d'Orgue" dévoilant sans pudeur inutile la face cachée de ce drame en la personne de l'amant dévasté par "la maladie de la mort" aux échos durassiens. Une mise en abyme de ce qu'aimer suppose d'aveuglement destructeur lorsque, "Elle/Lui", pour fuir l'existence se confond avec l'objet d'amour jusqu'à s'y déliter dans un monde à la recherche du sens perdu.

"Point d'orgue" © Éric Bouloumié.
Comme un gant dont on retournerait la peau, on vit le drame amoureux dans un renversement de points de vue propre à nous faire perdre nos "pré-jugés", nos appuis, jusqu'à la chute imprévisible où "Elle" adviendra à elle-même. En effet, si dans le premier opus on avait été bouleversé par "Elle", cette femme au bord du gouffre, naviguant pathétiquement entre l'image digne qu'elle voudrait laisser au téléphone à son amant et l'angoisse qui la mine de l'intérieur jusqu'à explosion l'amenant à déverser ce qu'elle voulait taire (sa tentative de suicide), le second tableau nous livre "Lui", l'amant en prise avec les affres d'une douleur "méta-physique" insoutenable attaquant son intégrité physique. L'apparition récurrente d'un chien noir traversant l'avant-scène - guide pour conduire l'homme vers la mort - étant à prendre comme un rejeton de l'autre-scène, tant l'inconscient est structuré comme un théâtre.

Seule en scène, "Elle" est sublime autant dans sa voix de soprano modulant la moindre émotion que dans les jets de son corps surplombé par le tableau de la mort d'Ophélie. "Lui", tout autant pertinent dans son interprétation, a affaire avec "L'Autre", mystérieux bourreau de lui-même dont l'identité sifflante reste flottante.

"Point d'orgue" © Éric Bouloumié.
Est-ce son amant le sadisant autant psychiquement que physiquement ? Est-ce un double de lui-même, sorte de "sur-moi" dépositaire des traces inconscientes d'une culpabilité maladive ? Ou est-ce une incarnation du Démon auquel il aurait vendu son âme ?... Peu importe, ce qui ressort, c'est qu'en "Lui" la folie destructrice est à l'œuvre. Lorsqu'il s'agit du sens à donner à l'existence rien n'est simple, l'échange avec cet "Autre" permet à "Lui" d'aborder des questions existentielles à faire chavirer toute raison.

Et, là encore, la scénographie, s'appuyant sur un décor "réversible", épouse à l'envi les bouleversements d'Elle, Lui et l'Autre, emportant le spectateur dans un vertige lui mettant les idées "sens dessus dessous", rebrassant salutairement les certitudes établies. Quant aux partitions musicales et leur exécution magistrale par les musiciens de l'ONBA, elles participent avec leur singularité chacune à la création de l'illusion théâtrale d'où s'échappent des effets de vérité humaine. Un grand moment esthétique, lyrique, théâtral, projetant les rhizomes de la voix humaine… jusqu'à son point d'orgue.

"Symphonie pour klaxons et essuie-glaces"

"Symphonie pour Klaxons" © Pierre Planchenault.
Composition musicale : Patrick Ingueneau.
Écriture : Jérôme Rouger.
Avec : Jérôme Rouger (journaliste-producteur de France Musique).
Chef d'orchestre : Patrick Ingueneau .
1er klaxon : Armelle Dousset.
Interprètes de l'orchestre : huit habitants du territoire.
Régisseur d'orchestre et accordeur, Pio D'Elia.
Compagnie La Martingale.
Durée : 30 minutes.

Vu le samedi 2 octobre 2021 à 16 h, sur le parking Dupérier à Saint-Médard-en-Jalles, dans le cadre du FAB 2021 (autre représentation donnée, samedi 2 octobre à 17 h 30).

"La Voix humaine/Point d'orgue"

"La voix humaine" © Éric Bouloumié.
Création 2021.
"La Voix humaine", tragédie lyrique de Francis Poulenc créée le 6 février 1959, d'après un monologue de Jean Cocteau créé à la Comédie-Française en 1930.
"Point d'orgue", opéra de Thierry Escaich créé le 6 mars 2021 au Théâtre des Champs-Élysées, livret d'Olivier Py.
Direction musicale : Pierre Dumoussaud.
Mise en scène : Olivier Py.
Interprètes : Anne Catherine Gillet (Elle, soprano), Jean-Sébastien Bou (Lui, baryton), Cyrille Dubois (L'Autre, ténor).
Collaborateur à la mise en scène : Daniel Izzo.
Décors et costumes : Pierre-André Weitz.
Lumières : Bertrand Killy.
Orchestre National Bordeaux Aquitain.
Durée : 1 h 40.

Vu le lundi 4 octobre 2021 à 20 h, au Grand-Théâtre de Bordeaux, dans le cadre du FAB 2021.
Autres représentations : mercredi 6 à 20 h, vendredi 8 à 20 h et dimanche 10 à 15 h.

FAB – 6e Festival International des Arts de Bordeaux Métropole.
Du 1er au 23 octobre 2021.
9 rue des Capérans, Bordeaux (33).
Billetterie : 09 82 31 71 30.
contact@festivalbordeaux.com

>> fab.festivalbordeaux.com

Yves Kafka
Vendredi 8 Octobre 2021
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