Théâtre

Et "La Mouette" s'envola vers des altitudes insoupçonnées…

"Il faut des formes nouvelles. Des formes nouvelles, voilà ce qu'il faut, et, s'il n'y en a pas, alors, tant qu'à faire, plutôt rien", ainsi parle Konstantin Treplev, le jeune dramaturge au destin tragique imaginé par Anton Tchekhov... Plus de cent vingt ans plus tard, Cyril Teste relève le défi avec une "étonnante" maestria… Dans une forme alliant les ressources expressionnistes du cinéma (visages en gros plan et scènes en plan pied, filmés et projetés en direct) à celles du jeu corporel des personnages dévorés par le sentiment amoureux sur fond de soif artistique, le metteur en scène crée une "illusion théâtrale" propre à nous faire (re)découvrir l'œuvre iconique du théâtre russe.



© Simon Gosselin.
Après les mises en scène de Christian Benedetti (2011), d'Arthur Nauzyciel (2012 - Cour d'honneur du Palais des Papes), de Thomas Ostermeïer (2016), et bien d'autres encore, l'on croyait avoir épuisé nos capacités d'enchantement… tant nous croyions tout connaître des errements du sentiment amoureux unissant et opposant Konstantin Treplev (écrivain en devenir), Nina (jeune actrice), Boris Trigorine (écrivain confirmé), Arkadina (actrice reconnue), Medwedenko (maître d'école), Macha (jeune femme dépressive), chacun aimant celui ou celle qui ne l'aime pas.

Or, tout en respectant le texte de la traduction actualisée d'Olivier Cadiot, Cyril Teste réinvente "La Mouette", la ressuscite pour nous donner à voir le "tragique quotidien" (Maeterlinck) poussé à son incandescence. Comme si nous découvrions pour la première fois les ressorts de ce texte emblématique. Son secret ? Filmer au plus près le jeu des comédiens en invitant sur scène des vidéastes dont les chorégraphies instinctives épousent celles des acteurs. Ainsi saisi sur le vif, le moindre frémissement de visage explose à l'écran. Chaque émotion grossie à la loupe s'impose à nous, en nous ; une humanité palpable transcende les représentations que nous pouvions avoir des personnages. D'archétypes tchékhoviens, ils naissent à un nouveau statut, celui d'êtres ordinaires en proie à leurs désirs ordinaires.

© Simon Gosselin.
Ce déplacement vers des horizons d'attente autres que littéraires a pour effet immédiat de nous impliquer personnellement dans le drame qui se joue. Ainsi le désarroi du jeune poète Treplev épris d'absolu, confronté au désamour de son égérie à qui il est prêt à sacrifier sa vie, devient-il nôtre tant son visage en plan serré est à lui seul "parlant". De même, Nina, saisie dans sa blondeur fragile, lorsqu'elle revient lui dire un dernier adieu en lui avouant que, bien qu'ayant été abandonnée par Trigorine, elle l'aime envers et contre toute raison. Et tout autant de l'amant défaillant, l'écrivain à succès Trigorine, déchiré entre son attirance réelle pour cette toute jeune femme et le lien qui l'unit à Arkadina, l'actrice reconnue.

Certes, l'on se dit que Trigorine est méprisable de ne pouvoir choisir entre ces deux femmes, mais cette coupable faiblesse non dissimulée justement nous le rend humain ; loin d'être un don Juan triomphant, il devient un homme dans toute la complexité de ses incertitudes, tiraillé par ses sentiments contradictoires. Quant à Arkadina, la belle actrice narcissique, son visage ravagé quand elle surprend Trigorine échanger un baiser (d'adieu) avec la chancelante Nina nous la rend "familière", elle souvent perçue comme une artiste comblée ne doutant de rien ; loin de sa superbe affichée, elle n'est plus qu'une compagne vulnérable en proie elle aussi au désarroi. Ainsi encore de Macha - dont l'inquiétante étrangeté vient titiller des zones inexplorées - elle qui, privée de l'amour de Treplev dont elle est folle amoureuse, vit sur terre sans savoir pourquoi, et épouse sans envie Medwedenko, le malheureux maître d'école éperdument épris d'elle.

© Simon Gosselin.
Et, dans ce paysage d'eaux troubles cernées par de grands arbres, il ne faudrait pas oublier Sorin, oncle de Treplev et propriétaire de la datcha, homme finissant qui malgré l'évidence que ne manque pas de lui rappeler Dorn, son médecin féru comme lui de littérature - c'est là l'onguent réunissant tous les personnages - voudrait juste jouir de la vie, encore, un peu plus encore, en tout cas plus longtemps que la nature ne semble l'y autoriser. Eux aussi sont "filmés" de très près, dévoilant ainsi au-delà de leurs errements fougueux leurs blessures secrètes.

Si le jeu de la focale cinématographique rend "plus nets" les sentiments pour nous les faire toucher du doigt, il introduit aussi une mise en abyme du théâtre. En effet, au travers des images qu'elle projette de la pièce en train de se faire, la vidéo nous fait pénétrer de plain-pied dans un méta-théâtre mettant en abyme ses coulisses. Quant à la mouette empaillée, abattue naguère par Treplev et présentée à l'acte IV à Trigorine, elle devient métaphore de l'espoir moribond concernant les folles envolées attribuées naguère à la création, qu'elle soit artistique ou amoureuse. Pour peu on entendrait en voix off Firs, le vieux laquais de "La Cerisaie", exprimer dans un filet de voix : "la vie, elle a passé, on a comme pas vécu"… si ce n'était que c'est dans l'échec même de ces êtres éperdus que la vie survit.

Déconstruction de l'illusion théâtrale autant que sublimation du jeu des acteurs, il y a là de secrètes correspondances avec le vœu artistique énoncé par Treplev : "inventer des formes nouvelles, sinon rien". Déconstruction de l'illusion sublime du sentiment amoureux porté à son paroxysme. Cyril Teste, fou d'un art intranquille, se fait là l'exécuteur testamentaire du jeune poète à l'œdipe contrarié et à l'amour éconduit… Décidément cette "Mouette" nous transporte à tire-d'aile vers des altitudes hautement insoupçonnées.

Vu le jeudi 24 mars au TnBA (Grande Salle Vitez) lors des représentations qui ont lieu du mardi 22 au samedi 26 mars 2022.

"La Mouette"

© Simon Gosselin.
D'après Anton Tchekhov.
Traduction : Olivier Cadiot.
Mise en scène : Cyril Teste/Collectif MxM.
Assistante à la mise en scène : Céline Gaudier.
Avec : Vincent Berger, Olivia Corsini, Katia Ferreira, Mathias Labelle, Liza Lapert, Xavier Maly, Pierre Timaitre, Gérald Weingand.
Collaboration artistique : Marion Pellissier, Christophe Gaultier.
Dramaturgie : Leila Adham.
Scénographie : Valérie Grall.
Création lumière : Julien Boizard.
Création vidéo, : Mehdi Toutain-Lopez.
Images originales : Nicolas Doremus et Christophe Gaultier.
Création vidéo en images de synthèse : Hugo Arcier.
Musique originale : Nihil Bordures.
ingénieur du son : Thibault Lamy.
Costumes : Katia Ferreira assistée de Coline Dervieux.
Construction décor : Artom Atelier.
Direction technique : Julien Boizard.
Régie générale : Simon André.
Régie plateau : Simon André, Guillaume Allory, Frédéric Plou ou Flora Villalard.
Régie vidéo : Baptiste Klein, Mehdi Toutain-Lopez ou Pierric Sud.
Cadreurs-opérateur : Nicolas Doremus, Christophe Gaultier, Marine Cerles ou Paul Poncet.
Régie son : Nihil Bordures, Thibault Lamy ou Mathieu Plantevin.
Régie lumière : Julien Boizard, Nicolas Joubert ou Rodolphe Martin.
Production Collectif MxM.
Durée : 2 h.

Tournée
Du 31 mars au 2 avril 2022 : Théâtre-Sénart - Scène nationale, Lieusaint (77).
Du 6 au 8 avril 2022 : La Condition Publique en partenariat avec La Rose des Vents, Roubaix (59).
Du 14 au 30 avril 2022 : Théâtre Nanterre-Amandiers, Nanterre (92).
Les 12 et 13 mai 2022 : Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines (78).
Du 17 au 19 mai 2022: TAP- Théâtre Auditorium, Poitiers (86).
Les 15 et 16 juin 2022 : CDN Orléans - Centre-Val de Loire, Orléans (45).
© Simon Gosselin.

Yves Kafka
Vendredi 1 Avril 2022
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