Théâtre

"Électre des bas-fonds"… Mythe indémodable

Simon Abkarian, dans sa dernière création avec sa Compagnie des 5 roues, revisite le personnage d'Électre. Autour d'une écriture poétique et acérée, il marie musiciens et danseurs pour donner à ce mythe une tonalité qui reste toujours intemporelle.



© Antoine Agoudjian.
D'Électre, Jung (1875-1961), ancien disciple de Freud, a bâti un complexe, non reconnu par le père de la psychanalyse, pour en faire le pendant féminin de celui d'Œdipe. C'est aussi et surtout un personnage qui a aidé son frère Oreste à tuer leur mère Clytemnestre pour se venger du meurtre de leur père Agamemnon, assassiné par sa femme selon Homère (VIIe siècle av. J.-C.) ou par son amant Égisthe selon Eschyle (525 av. J.-C., 456 av. J.-C.). Autour de cette figure, des pièces ont été écrites par d'aussi grands dramaturges que Sophocle, Eschyle, Euripide, Racine et Giraudoux.

Simon Abkarian, à l'instar de ces illustres prédécesseurs, s'y essaie avec beaucoup de réussite. Il a déjà montré par le passé son talent dramaturgique dans six créations. Le texte est beau et poétique et la pièce est habillée de répliques très construites et charpentées.

Le spectacle mêle danse, théâtre et musique. Dans ce rapport à la violence, Simon Abkarian exploite différents axes autour de l'intime et de l'extime avec un aspect intérieur du conte, nourri par la situation des personnages, et extérieur par son mode récitatif où s'entrecroisent le destin et l'Até, cheville ouvrière du théâtre grecque antique, dans un entre-deux où ceux-ci sont autant habités, subis que tenus à distance selon les protagonistes.

© Antoine Agoudjian.
C'est dans cet espace que viennent se greffer trois musiciens, les Howlin' Jaws, armés de leur basse, contrebasse, guitare électrique et acoustique, batterie, clavier, oud, timbales d'opéra, percussions indiennes (tchenda), mandoline, youkoulélé, saz et banjo.

Les chorégraphies s'appuient essentiellement sur le plat des pieds des interprètes, avec une cambrure des corps qui donne aux danseuses, prostituées dans leur incarnation, une liberté certaine dans leur revendication sociale. Un effet de groupe les lie les unes aux autres pour porter un message contre une soumission d'un corps ravagé par la déliquescence de leur condition.

Les danses ne sont pas toujours très synchronisées. Pour autant, l'allure de celles-ci colle parfaitement avec un élan de vie, de révolte pour secouer la soumission qui les étreint. C'est le corps qui exprime l'âme, lui qui porte toute la quintessence d'une parole politique faite aussi de chants.

La mort et la vie sont enlacées entre elles. Les prostitués, victimes de l'Até, décrivent leur situation pour la rejeter. Elles sont habillées de couleurs vives, incarnent une liberté face à un destin dont les dieux, jusqu'à Sophocle, étaient les seuls maîtres. Les voix sont multiples, homogènes et de la même tonalité. Elles sont lancées, jetées, hurlées, comme prises par l'étau de la fatalité, faisant presque une seule et même voix, à l'opposé de celle de la narratrice de la fable, aveugle, assise côté jardin dans un coin, qui débute le spectacle de façon douce, lente, presque éteinte et avare de ses mots. Il y a aussi celle du compagnon d'Oreste, policée, urbaine, non marquée par le destin, donnant l'illusion qu'il est hors de la tragédie et décalé des événements.

De très beaux moments ponctuent la représentation comme celui où Chrysothémis est dans un monologue poignant, larmes à l'œil, marquée d'une tristesse tragique. Ou lorsque les prostituées, habillées de noir, disposent des tables et des chaises, rejointes par les musiciens pour pleurer la mort d'Oreste devant Égisthe et Clytemnestre. Bref, du théâtre dans le théâtre.

Le chœur, dont les hellénistes n'ont pas encore réussi à savoir comment il était articulé sur scène dans le théâtre antique, est composé d'une première voix, puis d'une deuxième suivie d'une troisième. Elles se succèdent, se relaient. Le chœur est d'un seul bloc corporel mais échelonné vocalement comme s'il était le fruit d'une rumeur.

Nous sommes entre différents axes temporels. La musique est "moderne" et n'appartient pas à la tragédie grecque, ainsi que les costumes de la narratrice et des musiciens, donnant un décalage intemporel à la représentation. C'est superbe de créativité.

"Électre des bas-fonds"

© Antoine Agoudjian.
Texte et mise en scène : Simon Abkarian.
Le texte est publié chez Actes Sud-Papiers.
Pour 14 comédiennes-danseuses et 6 comédiens-danseurs.
Musique écrite et jouée par le trio des Howlin' Jaws.
Avec : Maral Abkarian, Chouchane Agoudjian, Anaïs Ancel, Maud Brethenoux, Aurore Frémont, Christina Galstian Agoudjian, Georgia Ives (en alternance), Rafaela Jirkovsky, Nathalie Le Boucher, Nedjma Merahi, Manon Pélissier, Annie Rumani, Catherine Schaub Abkarian, Suzana Thomaz, Frédérique Voruz.
Et avec : Simon Abkarian, Assaad Bouab, Laurent Clauwaert, Victor Fradet, Eliot Maurel, Olivier Mansard.
Dramaturgie : Pierre Ziadé.
Collaboration artistique : Arman Saribekyan.
Création lumière : Jean Michel Bauer et Geoffroy Adragna.
Création musicale : Howlin'Jaws avec Djivan Abkarian, Baptiste Léon, Lucas Humbert.
Création collective des costumes sous le regard de Catherine Schaub Abkarian.
Création décor : Simon Abkarian et Philippe Jasko.

© Antoine Agoudjian.
Chorégraphies : La troupe.
Répétitrices : Nedjma Merahi, Christina Galstian Agoudjian, Catherine Schaub Abkarian, Nathalie Le Boucher, Annie Rumani.
Préparation physique : Nedjma Merahi, Annie Rumani, Maud Brethenoux, Nathalie Le Boucher.
Préparation vocale : Rafaela Jirkovsky.
Régie plateau : Philippe Jasko.
Régie son : Ronan Mansard.
Chef constructeur : Philippe Jasko, avec l'aide de la troupe.
Par la Compagnie des 5 Roues.
Durée du spectacle : 2 h 30.

Du 25 septembre au 3 novembre 2019.
Mercredi, jeudi, vendredi à 19 h 30, samedi à 15 h, dimanche à 13 h 30.
Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Paris 12e, 01 43 74 24 08.
>> theatre-du-soleil.fr

Safidin Alouache
Mercredi 23 Octobre 2019
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