Théâtre

"Des Territoires - Trilogie" Épopée contemporaine au souffle homérique

Sept heures durant, en trois séquences animées par le souffle propre aux poèmes antiques, les évènements - trois jours de la vie d'une fratrie ayant passé sa jeunesse dans un modeste pavillon résidentiel "avec vue" plongeante sur la banlieue d'Avignon - vont se précipiter sur un plateau transformé en aire de jeux cruels, joyeux, humains, l'existence dans tous ses états. Confrontés à l'organisation des obsèques de leurs parents décédés le même jour, la sœur et ses trois frères vont (re)vivre de l'intérieur du salon du pavillon témoin de leur enfance, où s'entassent les cartons de déménagement, ce qui les unit… et les déchire.



© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Quand d'autres événements imprévisibles vont venir percuter, pour la "révolutionner", leur existence déjà fragilisée par le deuil, les cartes des identités soumises au vent de l'Histoire seront rebattues devant nous, témoins de ces métamorphoses. Un souffle tragi-comique d'une puissance révolutionnaire se lève… Sont convoquées successivement (une par épisode) trois figures emblématiques des révolutions ayant marqué "au fer rouge" (à prendre ici au sens positif d'avoir stigmatisé à jamais la bourgeoisie conservatrice) le XIXe et le XXe siècle, un siècle d'espoirs et d'horreurs confondus.

"Des Territoires", ce sont tout autant ceux dont nous sommes les héritiers directs (ici ce pavillon des parents soumis à débat : doivent-ils le vendre, comme les y invite la municipalité libérale, avide d'accréditer le projet d'extension du centre commercial, ou doivent-ils résister au tsunami d'un modèle de consommation menant droit dans le mur ?) que ceux, refoulés, des révolutionnaires ouvrant sur des perspectives susceptibles d'arracher chacun à la médiocrité d'une vie consumériste ? Baptiste Amann sait de quoi il parle, lui l'enfant d'un pavillon social avignonnais, dont le principal regret en jouant dans la Cité des Papes qui l'a vu grandir, est que ses potes d'alors seront exclus de ses "représentations".

© Pierre Planchenault.
Unité de temps (trois jours entourant l'enterrement), unité de lieu et d'action (le pavillon, lieu de l'enfermement "accueillant" de manière improbable deux figures de révolutionnaires, Condorcet et Louise Michel ; puis l'hôpital annexe où se tourne un film sur la militante FLN Djamila Bouhired), observance parfaite de la règle des trois unités de la tragédie classique… Non par servilité à de quelconques contraintes héritées de la tradition - point dérisoire pour Baptiste Amann -, mais par nécessité organique : seul le souffle de la tragédie peut porter l'ambition de ce qui se joue sur le plateau.

Car, ce à quoi assiste le public pressé dans les travées inconfortables, ce n'est pas un spectacle, mais un manifeste pétri d'humanité "ordinaire", celle que les élites installées qualifieraient d'invisible. "Le vent se lève" (cf. Ken Loach) sur le Gymnase Mistral pour raviver la flamme sous l'éteignoir. Il faut revendiquer de vivre. "Urgent crier" (cf. André Benedetto et sa verve poétique post 68)… Dès lors, à la faveur des désordres internes ravivés par la mort de ceux qui les ont engendrés, des failles spatio-temporelles vont s'inviter pour participer au débat secouant ces frères et sœur jusqu'au vertige, jusqu'à leur faire utilement perdre pied…

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
D'abord ("Jour 1 - Nous sifflerons la Marseillaise…"), la découverte improbable dans le jardin familial des ossements de Condorcet, vivant représentant des Lumières. Ensuite ("Jour 2 - D'une prison à l'autre…"), l'irruption tout aussi fortuite dans leur salon transformé en Place publique d'une réplique fervente de Louise Michel, institutrice anarchiste communarde. Et enfin ("Jour3 - Et tout sera pardonné…"), la présence tonitruante de Djamila Bouhired, figure emblématique de la lutte pour la libération algérienne, via l'actrice qui, dans une salle de l'annexe de l'hôpital, endosse son rôle dans le documentaire restituant son procès.

Le théâtre recèle cet "in-croyable" pouvoir de liberté, celui d'affranchir des vraisemblances - l'irruption de Condorcet, Louise Michel et, à un degré moindre de Djamila Bouhired, à Avignon 2021, relève d'une improbabilité… certaine) - pour mettre en abyme la petite et la grande Histoire entretenant, souvent à leur insu, des liens inextricables. Nous sommes les héritiers non seulement de nos géniteurs eux-mêmes déterminés par leur appartenance sociale (cf. "Les Héritiers" de Bourdieu, "Qui a tué mon père ?" d'Édouard Louis, ou encore "Retour à Reims" de Didier Eribon), mais d'une Histoire qui nous dépasse, parfois traumatique, parfois porteuse d'espoir libérateur, souvent les deux mêlés.

© Sonia Barcet.
Et pour démêler ce qui fait ce que nous sommes, non pour nous y fixer, résignés, mais pour nous déciller les yeux, nous débarrasser du "on" impersonnel pour le "je" singulier, et nous propulser vers d'autres horizons d'attente que la sempiternelle répétition du même, l'humour (cf. le portage à bout de bras des cercueils jusqu'à la mise en terre) est l'arme de choix, propre à désarmer les défenses accumulées. Sur le plateau, jouxtant les tensions à vif, les frustrations exhumées, la dérision portée entre autres par les écholalies et mimiques du frère abimé par un accident de la vie va créer les conditions d'un lâcher prise salutaire. Ainsi de la reconstitution hilarante d'Apostrophe, avec Pivot, exemplaire de "Sam le pompier" en main et jeu de lunettes étudié, recevant les Badinter, très doctes, pour disserter… sur Condorcet.

On aime ces "Territoires" recoupant les nôtres… Non pour les sacraliser, mais pour y puiser notre énergie d'humain refusant l'ordre des puissants, (dés)ordre générateur de violences institutionnalisées reproduites à l'envi - et cerise sur le gâteau du temps bégayant - en toute bonne conscience par les héritiers classieux. Se décoincer des assignations pour s'ouvrir (dixit Théophile Ferré, amoureux de Louise Michel, assassiné comme trente mille autres communards par les Versaillais) à "l'indescriptible beauté du monde", tel est l'enjeu de cette saisissante trilogie documentée par le vécu de son auteur.

Vu au Gymnase du Lycée Mistral-Avignon, le dimanche 11 juillet 2021 à 19 h.

"Des Territoires"

© Sonia Barcet.
Texte et mise en scène : Baptiste Amann.
Avec : Solal Bouloudnine, Alexandra Castellon, Nailia Harzoune, Yohann Pisiou, Samuel Réhault, Lyn Thibault, Olivier Veillon.
Collaboration artistique : Amélie Enon.
Lumière : Florent Jacob.
Son : Léon Blomme.
Scénographie : Baptiste Amann, Florent Jacob.
Costumes : Suzanne Aubert, Estelle Couturier-Chatellain.
Durée de la trilogie : 7 h.
Tout public à partir de 12 ans.

Du 15 au au 25 septembre 2021.
Mercredi 15 et 22 septembre à 20 h 30/1 h 45.
"Des territoires (Nous sifflerons la Marseillaise…)"
Jeudi 16 et 23 septembre à 20 h 30/1 h 45.
"Des territoires (…d’une prison l’autre…)"
Vendredi 17 et 24 septembre à 20 h 30/2 h 15.
"Des territoires (…et tout sera pardonné ?)"
Samedi 18 et 25 septembre à 15 h/durée estimée 7 h.
Intégrale (1re partie 1 h 45 - entracte 30 minutes - 2e partie 1 h 45 - entracte 45 minutes - 3e partie 2 h 15).
Chaque volet de la trilogie est indépendant.

Théâtre Ouvert - Centre National des Dramarturgies Contemporaines, Paris 20e.
Tél. : 01 42 55 74 40.
>> theatre-ouvert.com

Tournée

© Pierre Planchenault.
6 au 9 octobre 2021 : La Comédie de Béthune, Béthune (62).
16 au 17 octobre 2021 : Théâtre Sorano, Toulouse (31).
21 octobre 2021 : Le Méta - Centre dramatique national de Poitiers, Poitiers (86).
10 au 13 novembre 2021 : L'Empreinte - Scène nationale Brive-Tulle, Brive (19).
20 novembre 2021 : LE ZEF - Scène nationale, Marseille (13).
27 novembre 2021 : La Garance, Cavaillon (84).
4 décembre 2021 : La Passerelle, Saint-Brieuc (22).
21 au 22 mai 2022 : Châteauvallon Le Liberté - Scène nationale, Ollioules (83).
3 au 5 juin 2022 : Célestins, Théâtre de Lyon, Lyon (69).

Yves Kafka
Lundi 20 Septembre 2021
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