Théâtre

"Débris" Oh le beau nom pour un bébé né sur un tas d'ordures…

Si dans "Oh les beaux jours", Samuel Beckett mettait en jeu un monde évidé de son humanité où la voix de Winnie, à moitié enterrée dans un gros mamelon, résonnait dans le désert sans rencontrer le moindre écho (y compris celui de Willie, son compagnon), les paroles entremêlées de Michael et Michelle de Dennis Kelly tonitruent dans "Débris" pour remplir le vide sidéral de leur existence dévastée… Et si – comme l'avançait Jacques Lacan, psychanalyste dans tous ses états – le sujet parlant est pris dans les rets du signifiant, nommer joyeusement Débris "son" bébé né sur un tas d'ordures n'a rien… d'insignifiant.



© Pierre Planchenault.
En effet, comme dans une boucle infernale qui, faute d'avoir pu être brisée, se répéterait de génération en génération, Michael va tenter à cor et à cri de transcender les affres de son enfance incertaine, en nommant affectueusement Débris l'objet élu de sa "re-naissance". Une manière insensée de racheter son existence cabossée et celle de sa sœur Michelle…

Julie Teuf (metteuse en scène et interprète du rôle féminin), depuis sa sortie de l'éstba où, en 2013, elle nous avait gratifiés d'une mémorable interprétation de "Claustria" de Régis Jauffret, confirme ici sa prédilection pour les voyages au bout de la nuit d'une humanité mise à mal. Ainsi dans "Scelŭs [Rendre beau]" de Solenn Denis où elle se plongeait en 2019 dans les eaux troubles des secrets familiaux... Et même si ses talents ne se limitent aucunement à ce registre (cf. la truculente belle-mère de "Machine Feydeau" ou encore l'émouvante Bérénice, reine de Judée délaissée par Titus au nom de la raison d'État), elle renoue là, en compagnie d'Anthony Rzeznicki à l'unisson, avec le terrain de jeu où elle excelle.

© Pierre Planchenault.
Après une entrée en matière pour le moins fracassante où l'on revit, au travers du récit qu'il nous en livre, le jour du seizième anniversaire de Mickael (le jour de la "Suicifixion" de leur père juché nu sur une croix géante dans une scène évoquant l'univers trash de Torentino), on revivra, par la bouche cette fois-ci de sa sœur Michelle, l'une des versions de la mort de leur mère (étouffée par un os de poulet au moment de la mettre au monde). Rien de triste dans cette pure horreur, mais au contraire une joie immense à mesurer à l'aune du sourire hilare affiché par la comédienne se réjouissant d'avoir été choisie, elle, pour survivre à la mère morte de joie le jour de sa naissance…

Le ton est donné… Tenter contre toute raison de se raconter une histoire de vie positive, une histoire où ces deux êtres à la dérive pourraient mettre la tête hors de l'eau en se fabriquant de toutes pièces des parents aimants… Aussi ne pas s'étonner si une énergie folle balaie le plateau où des morceaux d'existences, réelles ou fantasmées, défilent comme des éclats à vif, ménageant des brèches lumineuses par lesquelles ils pourront s'échapper des horreurs vécues.

À la manière de Torentino, la narration non linéaire de Julie Teuf (épousant celle de Dennis Kelly) nous fera alors découvrir des personnages aussi hauts en couleur qu'assez peu fréquentables… Il y aura Onclenri "qui n'est pas vraiment leur oncle" mais qui les a "enlevés… secourus" alors qu'il faisait froid et faim à attendre depuis des heures et des heures que le père sorte du pub où il s'alcoolisait jusqu'à plus soif, lui les embarquant dans sa voiture démarrant en trombe dans la nuit froide de décembre. Et pour quelle destination ? Pour revendre ces chairs fraîches de douze ans et neuf ans trois-quarts à Monsieur Smart & Smile qui possédait "une grande maison, des domestiques, du champagne et des glaces"… et à qui, en retour, on devait une obéissance totale…

Alors quand, plus tard, Mickael découvre sur un tas d'ordures où il atterrit un bébé gelé et mourant, il sait comme une évidence que les enfants poussent sur les déchets, "qu'ils se construisent à partir de feuilles pourries, de canettes de Coca, de seringues usagées" et l'adopte sur le champ (d'immondices) en le gratifiant du doux nom de Débris en référence au lieu où il l'a trouvé… Double de lui-même, Mickael va entourer son avatar de tous les soins d'amour qui lui ont manqué, même que, "avec un nom comme ça, il pourrait lui trouver une école privée" [NDLR : Pourquoi pas le Lycée Stan ?].

© Pierre Planchenault.
Mais comme la réalité ne se donne à voir qu'au travers des récits recomposés qu'on en fait, Michelle racontera dans un autre tableau intitulé sans ambages "Nécrovivipare", une version de sa naissance moins réjouissante. Celle où elle finira de pousser pendant trois mois dans le corps d'une mère ayant renoncé à la vie pour devenir cadavre, une mère abandonnée devant un écran neigeux par un père alcoolisé, un père dégénéré qui regardait à la télé l'existence qu'il aurait voulu en se noyant dans celle qu'il détestait… Télévision que l'on retrouvera immanquablement de manière résiliente quand Mickael rapportera un récepteur TV pour que son bébé à lui ne manque rien du monde désiré.

Quant à Monsieur Smart & Smile, flanqué de son monumental gorille singe à tout faire, il était prêt, secondé par Onclenri, à initier les enfants à des jeux affectueux si, le père, toujours "bourré et sale, con et méchant, gros et stupide, mais cette fois avec la larme à l'œil" ne venait idéalement les sauver pour rejoindre dans un happy end fantasmé la figure de la mère, au centre de la famille recomposée abondée d'un bébé idéal. S'inventer de toutes pièces une vie pour échapper à son existence… "Renaître de ses cendres" comme nous y invite – au sens propre – le dernier tableau…

Très belles interprétations d'acteurs jonglant tant avec les personnages qu'ils font revivre superbement qu'avec leurs fantasmes le disputant au chaos des cauchemars s'entrechoquant. Une question, cependant… La matière foisonnante abordée, mettant en scène des personnages au bord de la folie contre laquelle ils s'arcboutent, n'aurait-elle pas mérité plus de sobriété dans son traitement scénique ? En effet, pour ne pas risquer de détourner l'essentiel, le jeu très caractérisé des personnages aurait pu se suffire à lui-même pour "exprimer" avec force le va-et-vient des personnages ballottés entre leurs désirs démentiels de réconciliation avec un passé impensable et l'écueil de leurs traumatismes obsédants.

Vu le mardi 23 janvier 2024 dans la Salle Vauthier du TnBA de Bordeaux.

"Débris"

© Pierre Planchenault.
Un spectacle du CaBaret GraBuge.
Texte : Dennis Kelly.
Mise en scène : Julie Teuf, artiste compagnonne.
Co-mise en scène et direction d'actrice et d'acteurs : Fred Egginton.
Avec : Fred Egginton, Anthony Rzeznicki, Julie Teuf.
Scénographie : Alexandrine Rollin.
Construction et Machinerie : Alexandrine Rollin, Cyril Muller, Loïc Férié.
Création des costumes : Estelle Couturier Chatellain.
Création lumière : Jérôme Bertin.
Création sonore : Romain Mater et Maxime Poirion.
"Débris" est publié aux éditions de L'Arche.
Durée : 1 h 30.

A été représenté du mardi 23 au samedi 27 janvier 2024 au TnBA de Bordeaux.

Yves Kafka
Vendredi 9 Février 2024
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