Théâtre

De réfractions en réfractions, avec douceur... Des artifices de Venise aux étoiles du désert

"Desdemona", Spielzeit'Europa/Berliner Festspiele, Berlin

Au début de l’histoire de William Shakespeare, il y a une aventure où tout est réussite, Othello et Desdemone sont unis. Et puis il y a cette fatalité qui ouvre un mythe qui hante le théâtre européen. Othello est un grand héros de guerre qui séduit par le récit de sa vie d’avant, avant quand il était esclave avant d’être racheté par Venise. Desdémone est la fille du noble, elle est celle qui meurt (à coup d’oreiller ou de poignard, on ne sait plus trop). Effacée comme toute femme. Desdémone et Othello font couple pour l’éternité par cet amour, cette jalousie, cette colère, cette effusion qui tue l’autre et soi. Mort brutale. C’est une histoire qui ne s’explique pas sous l’oreiller.



Desdemona © Pascal Victor.
À l’acte 4 de "Othello", la pièce de William Shakespeare, Desdémone chante mélancolique la chanson du saule. Petit annotation discrète. La chanson est celle de sa nourrice africaine morte elle-même en la chantant.

Dans un méthodique travail d’évocation (avec le soutien de Toni Morrison pour l’écriture, de Rokia Traoré pour la musique), Peter Sellars propose une relecture du personnage et pour ce faire retrouve les voies d’une histoire ignorée, met en voix une voix inaudible, inouïe. Celle de la nourrice qui, du fond des âges, face aux grands héros de guerre tout en fureur, est la voix de la tragédie et de la compassion. Comme s'il existait par ces mots-là une forme de lien, une chaîne qui apaise l’instant du malheur et de la mort. Douceur des contes que cette chanson transmise de femme en femme. Cette chanson fait sens. Elle est l’avertissement du destin, son axe et son retour perpétuel.

Peter Sellars exploitant cette mince ressource, façonne un diamant théâtral.

Desdemona © Pascal Victor.
La forme est celle d’un récital épuré utilisant, dans la profondeur du plateau - de l’avant-scène au lointain -, les ressources scénographique résolument moderne avec ses micros, sa sonorisation, ses éclairages. Le spectateur reconnaît du théâtre le dispositif le plus archaïque, celui du dialogue qui réunit deux orants qui chantent en alternance. L’un (Rokia Traoré) porte l’ombre de la nourrice et l'autre (Tina Benko) celle de Desdémone. Trois choreutes et deux musiciens traditionnels les accompagnent, les épaulent. Trois femmes à la manière antique, trois grâces ou trois parques attendries pour observer des spectres.

L’écriture de Toni Morrison offre une dramaturgie solide et pertinente selon les données de la sensibilité moderne. Les interprètes trouvent un appui ferme et peuvent mettre en vibrations les pensées sources de regrets, les confidences, les montées à la conscience.

Rokia Traoré, du tréfonds de sa tradition de femme appartenant à une famille de griots, s’approprie la matière de cette nourrice africaine et entreprend un authentique retour à la source, une montée spectaculaire au présent du monde.

Desdemona © Ruth Walz.
Et le spectateur ébloui assiste à un miracle. Le chant de Rokia Traoré sculpte l’espace, éloigne l’objet du récit pour mieux le bercer. L’enfant Desdémone est bien là. Dans le vide, entre ses bras et ses mains. Enfant né, enfant mort.

La voix de Tina Benko à l’inverse prend possession du corps de Desdémone, le malmène, le secoue de douleur. Enfant abandonné.

Mélopée et lamento agitent ainsi les ombres. La différence stylistique qui les oppose est telle (deux écoles d’interprétation) qu’un vide bien perceptible les sépare. Et paradoxalement les réunit dans une extraordinaire unité scénique. Néant créatif. Le rythme et l’intensité de la parole engendrent une forme de tension dramatique et progressive. Conjonction des contraires. Pouvoir libérateur de la parole. Exaltation de la beauté des corps. Élasticité du temps. On peut parler à propos de ce travail de tension racinienne.

La scénographie accompagne discrètement ce mouvement. Micros et ampoules nues. Des éléments de verrerie sont disposés dans la profondeur : des verres, des carafes, autant d’éclats de libations. De réfractions en réfractions, le spectateur est conduit avec douceur des artifices de Venise aux étoiles du désert. Au terme de ce spectacle, le spectateur a assisté à une bouleversante cérémonie sacrée, à la levée du voile de deuil.

Il est ainsi un conte que se racontent les femmes, entre elles, dans leur désert commun, comme en un mirage : le dialogue de la nourrice africaine et de Desdémone la riche vénitienne.

Créée au printemps dernier au Mali, "Desdemona", dernière création de Peter Sellars, fait un périple international. Après Vienne, Bruxelles, Paris (Théâtre des Amandiers de Nanterre), la production part aux États-Unis avant de revenir en Europe (Allemagne et Angleterre). Chaque présentation de ce metteur en scène célèbre pour ses mises en scène d’opéra fait l’objet d’une véritable ovation.

"Desdemona"

Desdemona © Pascal Victor.
Texte : Toni Morrison.
Mise en scène : Peter Sellars.
Musique : Rokia Traoré.
Lumière : James F. Ingalls.
Son : Alexis Giraud.
Avec : Tina Benko, Rokia Traoré, Diabaté Mamah, Naba Aminata Traoré, Fatim Kouyaté, Bintou Soumbounou, Mamadyba Camara.

2 au 3 novembre 2011 : Lincoln Center for The Performing Arts, New York.
10 au 12 novembre 2011 : - Berlin Spielzeit'Europa/Berliner Festspiele.
Juillet 2012 (dates non précisées) : Barbican, Londres.

Jean Grapin
Jeudi 3 Novembre 2011
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