Danse

"De l'une à l'hôte" Une chaise pour deux… concerto en sol (in)hospitalier

Si, dans "Une chambre à soi", la romancière Virginia Woolf délivrait un pamphlet féministe pour dénoncer avec finesse la lourdeur épaisse du patriarcat, la comédienne Violaine Schwartz et l'acrobate Victoria Belén, offrent une chorégraphie parlée toute aussi subtile pour porter, sur une scène mise à nu, les actes de l'(in)hospitalité vécue. Autour d'une chaise, territoire stratégique, vont se jouer les figures vivantes d'une épopée à hauteur humaine.



© M. Cavalca.
À partir de recueils de paroles anonymes mettant en jeu des actes de solidarité commis par des gens ordinaires - témoignages ayant vocation à "inscrire l'hospitalité au patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO" - les deux artistes vont livrer une danse avec les mots où le langage prend corps. Rencontre entre plusieurs univers (l'écriture ordinaire, l'écriture savante, l'écriture corporelle) et plusieurs registres (l'humour sensible, le tragique quotidien), cette performance engagée nous enveloppe de ses vertus communicatives.

Comme pour inscrire dans la vie du plateau l'ordinaire solidaire, tout débute par la lecture du témoignage d'une commerçante offrant à un jeune Afghan une paire de chaussures. Dès lors, mettant leurs pas dans cette générosité en acte, elles vont parcourir la saga du sujet à vif… pour que "(re)vive le sujet !". Rupture de ton… Adoptant les mimiques d'une conférencière délivrant son savoir ex-cathedra du haut de sa chaire, la comédienne, fort de l'autorité que lui confère sa position assise sur l'unique chaise pour deux, se lance à cor(ps) et à cri dans des digressions autour de l'ubiquité troublante du mot "hôte"…

© M. Cavalca.
Ainsi, ses sources savantes la conduisent à évoquer les racines latines "hospes, hospitis" de ce terme à double casquette, "réversible comme un Kway" : celui qui offre l'hospitalité mais tout autant celui qui la reçoit… Creusant ce sillon, elle interroge la question de l'hospitalité en convoquant malicieusement la philosophie. Justement, dans son fameux séminaire, Jacques Derrida traite de l'hospitalité… mais aussi de l'hostilité ("hostis", l'ennemi), dérive du premier mot caméléon avec lequel il entretient des origines consanguines… De l'hôte à l'étranger ressenti comme potentiellement hostile, de l'un à l'autre, il n'y a donc qu'un pas à franchir pour relier les deux rives de cette entité protéiforme.

Mais foin de l'esprit de sérieux - même si la matière l'est infiniment - dans cette approche "racinienne" de l'hospitalité tant la circassienne complice accompagne, en contrepoint, le discours savant des prouesses de son corps délié. Mains et jambes tendues servant d'accoudoirs, pieds renversés à la hauteur du visage de sa partenaire, tête à la renverse, le corps se fait langage en usant "des pieds et des mains" pour circonscrire un propos renversant, se dérobant à l'envi au sens qu'il est sensé proférer. Bref, une mise en abyme corporelle d'un concept "hospitalier" rétif aux définitions closes. Si "je est un autre", l'hospitalité est, elle, à "deux doigts" (sic) de disparaître.

© M. Cavalca.
Des travaux pratiques suivent cette (dé)monstration implacable du "qui reçoit" et du "qui est accueilli" confondus sur la même chaise… C'est maintenant au tour de la circassienne argentine de prendre la parole afin de conter - en espagnol - son parcours à la recherche de la nationalité française. Sauf que, à part le public hispanisant, personne ne comprend goutte à ce qu'elle est en train de nous dire… chacun vivant sur sa chaise le sort de celui qui est exclu par une langue qui n'est pas la sienne. Expérience in vivo de ce qu'est l'exclusion. Lorsque traduction est donnée de cette quête contemporaine du Graal, l'humour aux vertus corrosives grossit (à peine) le trait pour faire jaillir l'absurde du questionnaire préfectoral, sibyllin sésame ouvrant les portes de la naturalisation.

La dérision - arme efficace contre les préjugés vivaces - se retrouve encore dans le portrait en acte de la professeure de français chargée des cours d'alphabétisation, dame patronnesse peu sujette à l'empathie généreuse. Et quand cette dernière propose (enfin) à la migrante sa chaise, c'est après avoir pris soin de l'amputer de son assise, l'accueil de l'étrange étranger ayant - ma bonne dame - ses limites… Joignant gestes et paroles, le propos chorégraphié progresse jusqu'à une chute ouvrant sur d'autres horizons de partages inconditionnels, une épiphanie à quatre bras résonnant comme un cri d'alerte.

© M. Cavalca.
Dans le droit fil de la performance artistique de haut vol, le public est ensuite invité à lire les extraits de témoignages d'hospitalité distribués sur chaque… chaise. Ainsi, le lien entre scène et salle est-il souligné pour inscrire dans la temporalité de notre vécu ce sujet à vif… afin que "vive le sujet !". Une bouffée d'oxygène des plus vivifiantes, un air "extra-ordinairement" pur en milieu inhospitalier.

Vu à La Manufacture-CDCN, le jeudi 9 juin à 20 h dans le cadre de "CHAHUTS - arts de la parole et espace public" qui se déroule du 8 au 18 juin 2022, Quartier Saint-Michel et au-delà de Bordeaux. Spectacle suivi d'une communication de l'association PEROU (Pôle d'exploration des ressources urbaines) concernant le navire Avenir.

"De l'une à l'hôte"

© M. Cavalca.
Chaise, récit et acrobatie.
Texte : Violaine Schwartz, ainsi que des extraits de "Tout autour. Une œuvre commune", de PEROU (Pole d'Exploration des Ressources Urbaines), paru chez Post-Éditions.
Avec : Victoria Belén et Violaine Schwartz.
Collaboration artistique : Pierre Baux.
Créateur sonore : Emmanuel Baux.
Régie générale : Clément Barillot.
Durée : 45 minutes.
Spectacle créé en 2021, dans le cadre de "Vive le Sujet !" au Jardin de La Vierge, Festival d'Avignon .

"CHAHUTS - arts de la parole et espace public
Du 8 au 18 juin 2022.
Association CHAHUTS
25, rue Permentade, Bordeaux (33).
contact@chahuts.net
>> chahuts.net

Yves Kafka
Jeudi 16 Juin 2022
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