Théâtre

Dans la vallée de l’étonnement, le comédien apporte le réconfort du théâtre à la science

"The Valley of Astonishment", Théâtre des Bouffes du Nord, Paris

21 ans après "L’homme qui" et après avoir ausculté les relations entre Luria et Shereshevsky*, Peter Brook, dans son dernier spectacle "The Valley of Astonishment" (avec la complicité de Marie-Hélène Estienne), propose au spectateur de rencontrer de nouveau des hommes et des femmes remarquables doués de mémoire exceptionnelle.



© Pascal Victor/ArtComArt.
Rien ne les distingue des autres jusqu’au jour où… perçue par un regard extérieur surgit l’incongruité. Une parole prononcée étonnante qui les fait alors être regardés différemment et passer pour anormaux. À cet instant de prise de conscience, à la découverte brutale de leur étrangeté, par réaction, ils sont plongés en état de sidération, de stupeur et d’angoisses mêlées.

Cette situation est ferment de farce. Ils sont objet de rires ou de peurs. Qualifiés d’hypermnésiques, ils seront bêtes de foire ou de laboratoires, objets de recherche en neurosciences.

Le spectacle tient l’équilibre entre l’information et le divertissement. Plein d’un humour discrètement distancié, il n’a pas fini d’étonner et de remplir de joie et de connaissance le spectateur.

© Pascal Victor/ArtComArt.
Si le contenu est sérieux, la forme renvoie aux fondamentaux du théâtre : le soliloque et le dialogue, la mise en duos du fou et du médecin. Tradition authentiquement comique et humaine. Puits sans fin, réservoir d’humanité... Toute montée dramatique, à la faveur d’un rire spontané, décloisonne les esprits, révèle la part de folie qui sommeille en chacun de nous et appelle son apprivoisement mais non sa maîtrise.

Et Peter Brook malicieusement révèle en (faux) naïf tout du métier de comédien. Cet être sensible qui, ayant conservé cet étonnement de l’enfance, celui des premiers balbutiements qui associe dans l’espace et le rythme du temps les choses, les sons articulés et dessinés, cultive la mémoire, construit son personnage dans l’étonnement de l’espace qui l’entoure et fond dans l’intimité du personnage.

Le spectacle dans sa progressivité fait apparaitre le fil ténu et invisible qui relie la voix articulée et le son, les mots et les nombres, fait le lien avec le monde réel par tout un jeu de synesthésies fondé hors raison objective.. Autant de bricolages de la mémoire plus ou moins ouverts sur le réel extérieur, plus ou moins greffés sur les récits intérieurs de la personne.

© Pascal Victor/ArtComArt.
Abasourdis. Étonnes sont les savants. Au tableau, les résultats scientifiques, les graphes et équations, les électroencéphalogrammes finissent eux aussi par mimétisme étonnamment en arabesques vaguement calligraphiques et légèrement désinvoltes.

"A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu… je dirai vos naissances latentes", disait déjà Rimbaud dans Voyelles.

Dans "The Valley of Astonishment", l’espace de la scène est bien cet espace vide, cet espace technique qui permet la conjugaison et la différenciation du temps et de l’espace, de l’imaginaire et de la réalité. Du jeu entre l’inconscience de soi et la conscience du monde.

C’est tout le bonheur du comédien que de pouvoir présenter en toute liberté et rigueur sa palette du drame, de la tragédie et du comique et d'apporter le réconfort du théâtre à la science et aux patients que nous sommes tous… À cet égard Kathryn Hunter est époustouflante.

© Pascal Victor/ArtComArt.
Par la magie d’un carré blanc au sol, de quelques chaises et de comédiens qui, de leurs faiblesses apparentes, font puissance et présence, les personnages de la vallée de l’étonnement ("The Valley of Astonishment") deviennent familiers et extraordinaires. Au spectateur de saisir et savourer l’instant de Théâtre. Du Grand Art.

*Dans les années vingt en Russie, la science était une épopée. Alexandre Romanovitch Luria était un des plus grands spécialistes du cerveau et Salomon Veniaminovitch Shereshevsky fut le plus célèbre des mnémonistes russes. Les deux vies se lièrent en destin.

"The Valley of Astonishment"

© Pascal Victor/ArtComArt.
Une recherche théâtrale de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne.
Avec : Kathryn Hunter, Marcello Magni, et Jared McNeill.
Musiciens : Raphaël Chambouvet et Toshi Tsuchitori.
Lumières : Philippe Vialatte.
Spectacle en anglais surtitré en français.
Durée : 1 h 10.

Du 29 avril au 31 mai 2014.
Du mardi au vendredi à 20 h 30, samedi à 15 h 30 et 20 h 30.
Théâtre des Bouffes du Nord, Paris 10e, 01 46 07 34 50.
>> bouffesdunord.com

En tournée.
Du 5 au 7 juin 2014 : Holland Festival, Amsterdam, Pays Bas.
Du 11 au 14 juin 2014 : Warwick Arts Centre, Coventry, Royaume-Uni.
Du 20 juin au 12 juillet 2014 : The Young Vic, Londres, Royaume-Uni.
Du 5 au 7 septembre 2014 : Musikfest Bremen, ,Brême, Allemagne.
Du 14 septembre au 5 octobre 2014 : Theatre for a New Audience, New York, Etats-Unis.
Du 15 au 17 octobre 2014 : Forum Meyrin, Genève, Suisse.
Du 23 au 26 octobre 2014 : Festival de Otoño, Madrid, Espagne.
Du 12 au 15 novembre 2014 : Théâtre d'Arras, Arras, France.
Du 25 au 27 novembre 2014 : Théâtres de la Ville de Luxembourg, Luxembourg.
Du 10 au 14 décembre 2014 : Théâtre du Gymnase, Marseille, France.

Jean Grapin
Lundi 19 Mai 2014
Dans la même rubrique :