Cirque & Rue

Cinq jours en l'honneur des trente-trois années d'existence du Cirque Lili… Les adieux de la compagnie Jérôme Thomas

Elle vient d'avoir 33 ans. Un bel âge pour une compagnie qui essaima ses créations dans une bonne partie du monde. Tout avait merveilleusement bien commencé pour elle en 2001 avec le spectacle "Cirque Lili" qui parcourut des dizaines de pays avec plus de 300 représentations. Suivirent un florilège de spectacles originaux qui ont fait date dans les archives des spectacles circassiens. Aujourd'hui, la compagnie Jérôme Thomas Cirque Lili va jeter les clefs du chapiteau dans l'Ouche, la rivière qui passe dans Dijon, non loin du lieu où l'homme de cirque a creusé sa piste depuis quelques années.



"Ici" © Christophe Raynaud de Lage.
Jérôme Thomas a révolutionné l'art du jonglage, le mot n'est pas trop fort. Il l'a fait sortir du registre étroit de numéro parmi les numéros. "Je ne suis pas un numéro", hurlait Patrick Mac Goohan dans la série "Le Prisonnier", ainsi en a-t-il été également pour le jonglage tenu longtemps dans l'étroit registre de la performance et de la virtuosité qui donnait juste l'occasion au public de compter les balles, les quilles, les anneaux et d'admirer la vitesse de ces mains aussi précises que des mécaniques. Jérôme Thomas libéra cet art de ce registre pour le transformer en moyen d'expression capable de raconter, d'imager, de projeter l'imaginaire dans une esthétique spectaculaire et une poésie rythmique, mélodique et musicale inconnue jusqu'alors.

Danse et jonglage mêlés. Embrassés. Intimes. De sa formation au jonglage avec Annie Fratellini et au cabaret début des années quatre-vingt, Jérôme Thomas initie une recherche vers un dialogue, une émulsion entre ces deux arts auxquels il faut ajouter la musique. Une musique live avec laquelle il partage les scènes, avec de multiples collaborations avec des musiciens de l'époque. Et particulièrement le jazz qui fait partie intégrante de ses premières expériences sur scène et pour lesquelles il développe un travail d'improvisation, dialogue permanent entre musique, corps et objets volants.

Hic-Hoc" © Loïc Astenlen + Corinne Pettini.
Jongler avec des balles blanches, oui, et les agrès habituels à la discipline, mais aussi avec tous les objets possibles, voire impossibles : cannes, plumes, ballons, sacs plastiques de nos vies communes. Jongler avec les mains, la tête, les coudes, les pieds, les genoux, le dos. Jongler, mais aussi chorégraphier le jeu scénique, développer de véritables mises en scène dans des décors méticuleux, des ambiances profondes, et danser le jonglage au rythme partagé des lancers et des musiciens. Tout ceci dans des créations aux thématiques fortes, inscrites dans les tourments des époques, porteuses de narrations et de rêveries.

C'est ainsi qu'il invente la pratique de "jonglage cubique" qui consiste à créer la géographie du corps du jongleur, de son environnement par ses deux aspects "jonglé/non jonglé". C'est l'union entre la danse et le jonglage. Une manière de rendre vivant à chaque seconde l'artiste, le rendre expressif, et par là-même rendre la performance encore plus riche, plus dense et plus parlante. Avec un rapport constant et différencié à chaque instant entre le corps du jongleur et les objets qu'il projette pour faire la nique à la gravitation. Elle est une persistance de volonté dans la plupart des spectacles de Jérôme Thomas, cette lutte contre l'attraction terrestre et cet appel fasciné vers le haut, le ciel, l'aérien. La façon dont il jongle avec les plumes, de paon, d'autruche ou de cygne, inscrit encore plus ce désir de l'envol dans sa démarche.

Un tel parcours méritait bien les cinq jours d'événements qui ont eu lieu du 10 au 14 septembre en l'honneur des trente-trois années d'existence du Cirque Lili. Un temps fort intitulé "Time" qui a proposé au public dijonnais des impromptus en jonglages et en poésies dans le parc de la Chartreuse, des compagnies circassiennes invitées chaque jour et l'inauguration d'une exposition photographique regroupant les sublimes clichés de Christophe Raynaud de Lage qui capte les créations de la compagnie depuis plus de vingt ans, dans les salles de l'Hostellerie - Centre d'Art Singulier. La projection de trois films complète cette programmation, ainsi qu'une soirée spéciale Jérôme Thomas le samedi 13 septembre.

Jérôme Thomas © Bruno Fougniès.
Le premier film, un documentaire filmé par Mathias Jund et Jérôme Thomas en 1996 lors d'une tournée du spectacle "Hic-Hoc" dans les pays de l'Est : "Sur les traces d'Andreï Roublev au grand nord". Un film dont le fil conducteur est une question : qu'est-ce que l'inspiration ?

Deux autres projections, "Rain/Bow" (2006), une captation du spectacle réalisée par Bruno Lemesle et "Ici" (2010), la captation du spectacle au Théâtre Dijon Bourgogne réalisée par R Productions, donnent un aperçu de la puissance visuelle des spectacles de Jérôme Thomas. Une esthétique très marquée qui s'appuie sur la lumière, les modulations de l'espace scénique et la virtuosité des interprètes.

La soirée spéciale réunit des partenaires de longue date, des invités français et étrangers, des frères d'armes et des élèves. Ce fut près de cinq heures d'une suite infinie de performances de différents circassiens, jongleurs, acrobates, contorsionnistes… et musiciens, présentée par un maître de cérémonie travesti, personnage venu en droite ligne de l'univers fantaisiste et désinhibé du cabaret. Une soirée dont l'ouverture fut prise en charge par Jérôme Thomas en personne, qui présenta une courte et poignante histoire, seul, incarnant un personnage silhouette, comme une ombre de la rue, couvert d'un long manteau et d'un chapeau à large bord.

Il va s'emparer et jouer avec différents symboles forts de la carrière du jongleur : plumes de paon qu'il jette aux quatre horizons, film plastique qu'il sort de sa pelisse… couverture de survie qu'il met en vie et dont il se débarrasse comme d'une chrysalide, paillettes qu'il poudroie dans l'espace, celle du spectacle, sable qui s'écoule de ses manches comme le sable des pistes de cirque anciennes, autant de symboles qu'il quitte pour finir par une extinction lente de la lumière qui l'entoure. Une façon de quitter la scène.

Mais ce n'était que les adieux au Cirque Lili. Jérôme Thomas ne clôt pas ici sa carrière, mais compte encore transmettre son art aux jeunes générations. À partir d'octobre 2025, il sera le directeur artistique du cours triennal pour artiste de cirque contemporain de l'Académie Cirko Vertigo à Grugliasco, fondée et dirigée par Paolo Stratta. Un passage important, présenté en conférence de presse à Paris et qui intervient à un moment crucial pour le développement de l'Académie (basée dans le Piémont) et du cirque contemporain en Italie et en Europe.

"Rain/Bow" © Christophe Raynaud de Lage.
Pour rendre cette collaboration encore plus spéciale : Jérôme Thomas a fait don à l'Académie du légendaire Cirque Lili, chapiteau historique, symbole de sa poétique, qui deviendra un espace de création, de spectacle et d'étude pour les nouvelles générations d'artistes. Il est aussi administrateur délégué du pôle cirque de la SACD.
◙ Bruno Fougniès

"Time"
S'est déroulé du 10 au 14 septembre 2025.
Cirque Lili et l'Hostellerie- Centre d'Art Singulier, Dijon.

Le programme des spectacles présentés :

"Why" par la Compagnie Blucinque - Caterina Mochi Sismondi.

"Soñar y nada más" parr la Cie Sens Dessus Dessous - Jive Faury et Aurélie Galibourg.

"Entre - Cordes" par la Cie Modogrosso - Alexis Rouvre et Deborah Colucci.

"Assis" par la Cie Jérôme Thomas - Jérôme Thomas et Christian Maes.

Soirée spéciale Jérôme Thomas

"Temps artistique et convivial, Performances" de Jérôme Thomas et Jive Faury.
Avec : Alexis Rouvre, Lise Pauton, Martin Schwietzke, Markus Schmid, Simon Anxolabéhère, Jérôme Thomas, Jive Faury, Juana Ortega Kippes, Christian Maes, Antoine Lenoble.

À la Barrière : Les Samedis Jonglés.

"Time to tell" par la Compagnie Unijambiste - Martin Palisse et David Gauchardau.
"Performance" par Lise Pauton et Bertrand Binet.

"Time L'Expo", qui réunit les photos de Christophe Raynaud de Lage, sera visible à l'Hostellerie - Centre d'Art Singulier jusqu'au 1er octobre 2025.
Exposition conçue par Élodie Jarrier.

Bruno Fougniès
Mercredi 17 Septembre 2025
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