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"Chahuts" Un festival au cœur des quartiers, théâtres de nos "vies minuscules"…

Trente-quatrième édition irriguant les "quartiers populaires" de Bordeaux, celui de Saint-Michel sur la rive gauche de la Garonne et de La Benauge sur la rive droite, et toujours le même désir chevillé au corps des deux nouvelles codirectrices… Celui d'initier, pour et avec les habitant(e)s, un tourbillon de cultures joyeuses et débridées, chamboulant à l'envi l'ordre normé pour libérer en chacun le goût de soi… et des autres.



"Le Chien, la Traductrice et l'Enfant" © Pierre Planchenault.
Artistes et habitant(e)s, confondus dans la même communauté humaine, ont vécu du 6 au 14 juin (sans évoquer le travail en amont durant les mois qui ont précédé) des propositions à haute valeur vivifiante. Une cinquantaine de rendez-vous artistiques (dont une quarantaine gratuits) reliés entre eux par un puissant fil rouge : se déprendre du regard sociétal en s'affranchissant des vœux secrets déposés en nous par nos géniteurs, eux-mêmes modelés par l'héritage du patriarcat, du machisme diffus, de la colonisation des territoires et des esprits. Parmi ce foisonnement, quelques propositions à prendre comme des éclats épars de la programmation…

"Le Chien, la Traductrice et l'Enfant" de Lancelot Hamelin. Cette fiction donnant lieu à une lecture théâtralisée portée par l'auteur-acteur accompagné d'une comédienne, résulte d'un travail de terrain au long cours : deux années de collecte de données dans les quartiers de Saint-Michel et des Capucins au contact des populations dites en situation de fragilité. De ces paroles à vif, il a imaginé un récit transcendant les situations individuelles pour en exhaler l'essence. Ainsi, au travers des tribulations hautes en couleur de trois personnages de papier, se dévoile en creux "la vraie vie" des gens à la rue.

Il y a d'abord le Chien, commentant à sa hauteur (de chien), le comportement de son maître relogé de façon précaire par les services sociaux ; ensuite la Traductrice, prise, elle aussi, comme celles et ceux dont elle se fait le porte-parole, dans les rets infernaux du droit d'asile à faire valoir pour sa famille ; et enfin l'Enfant au "grain de santé" entre les deux yeux, ne se résignant pas aux règlements excluant ses parents d'un abri pérenne et se livrant à des actes réparateurs. La polyphonie de ces voix se faisant écho a pour effet de nous aspirer au cœur de l'existence de ces invisibles "éblouissants" en faisant entendre, avec humour et force dramatique, leurs propos fulgurants. Une performance… "fabuleuse".

"Parmi d'autres" © Pierre Planchenault.
"Parmi d'autres" de Nathalie Man et ses complices. La street-artiste (re)connue, donnant vie depuis de longues années aux murs de la cité bordelaise en y placardant ses propres poèmes "lumineux", a animé des ateliers d'écriture durant l'année écoulée. Véritables "ouvroirs de littérature humaine", les é-crits de ces femmes et hommes affichés sur les palissades de la Flèche Saint-Michel en rénovation résonnent comme d'authentiques appels adressés au flâneur. Curieux de ces vies inconnues déchirant la chape des non-dits pesant comme un couvercle sur nos existences caparaçonnées, le passant est saisi par leur humanité partagée. La poésie de rue érigée en mantra salvateur.

"Un jour ça servira" © Pierre Planchenault.
"Un jour ça servira" de la Compagnie Les Lubies. Immersion grandeur nature dans la maison de la mère de l'auteur-interprète, maison devenue sienne depuis son décès. Située non loin de la basilique du quartier Saint-Michel, la modeste bâtisse ayant abrité la jeunesse de Vincent Nadal exhale le parfum délicieux du temps suspendu, un passé rendu vivant par la grâce de son écriture sensible et de la mise en jeu subtile de Sonia Millot, sa complice.

Métamorphosant en expérience commune un épisode intime – avoir eu à trier avec sa sœur les objets de toute une vie accumulés là par une mère aimée atteinte de "la gardite" aiguë propre à celles qui ont connu les guerres – il nous entraîne avec gourmandise dans "la vie sortie des cartons"…

Des centaines de paires de chaussures rangées dans des boîtes, un papier portant trace de sa naissance à Saïgon devenu Ho Chi Minh, une vieille photo d'elle bébé dans les bras de sa mère sur les rives du Mékong, un t-shirt barré du logo floqué du PS "Le changement, c'est maintenant" arboré fièrement lors des élections municipales de 2012, une très ancienne lettre de la grand-mère de Tahiti, un vinyle de Colette Magny… autant de fragments d'une existence "ordinaire", tremplins pour l'imaginaire fertile du poète rêveur qui s'en saisit avec un bonheur non dissimulé. Un bonheur dont il nous fait don avec humour et sincérité, dans cette performance ayant des échos secrets avec nos propres destinées.

"La Bible du déboulonnement" © Pierre Planchenault.
"La Bible du déboulonnement" de Guy Régis. Adepte du théâtre du réel, l'auteur-metteur en scène haïtien convoque la fiction pour mieux rendre compte d'une réalité que d'aucuns voudraient occulter. Que l'on mesure l'effet produit par la brèche temporelle libérant soudain, dans la cité de Bordeaux au passé ruisselant de l'enrichissement colonial, une horde d'esclaves noirs encapuchonnés… "Ils et Elles" sont là, ressuscité(e)s devant nos yeux, pour venir troubler le présent de La Belle Endormie…

Dans le cadre éminemment religieux de la Chapelle du Crous, dans son chevet à chapelles rayonnantes, vont se succéder les harangues suscitées par l'effraction dans notre monde du début du troisième millénaire de ces intrus(es) venant perturber nos consciences assoupies. Chacun, de là où il est, selon la place qu'il occupe, va se défendre d'être pour quelque chose dans le crime hérité dont il tentera de minimiser plus ou moins cyniquement la portée, ou au contraire, criera à tue-tête sa colère incoercible que des hommes et femmes aient pu être "traités" de la sorte pour l'enrichissement de ceux dont les descendants ont encore et toujours pignon sur rue. "Vigilance… Attention…", cette performance immersive invite à secouer nos tranquilles indifférences pour nous préserver du danger mortifère d'une pensée oublieuse, niant ou relativisant à bon compte le passé négrier de notre bonne ville.
À suivre…
◙ Yves Kafka

© Pierre Planchenault.
Festival Chahuts
S'est déroulé du 6 au 14 juin 2025.

Quartiers Saint-Michel, La Benauge et au-delà, Bordeaux (33).
>> chahuts.net

"Le Chien, la Traductrice et l'Enfant"
Conte urbain.
Vu au marché des Douves le samedi 7 juin à 17 h (gratuit sur réservation).
Texte : Lancelot Hamelin.
Interprétation : Lancelot Hamelin & Lucie Monzies
Durée : 1 h.

"Parmi d'autres", de Nathalie Man et ses complices
Exposition à ciel ouvert.
Vu sur la place Saint-Michel (Meynard) lors du vernissage le samedi 7 juin à16 h, a été visible jusqu'au samedi 14 juin (gratuit).
Poèmes : Nathalie Man et ses complices.
Avec la participation de Promofemmes, du Gem Jeunes, du centre d'animation Saint-Michel (cours de FLE) et de personnes qui ont participé aux ateliers d'écriture.
Avec la mise à disposition de murs par InCité et la ville de Bordeaux.
Durée : environ 30 minutes.

"La Bible du déboulonnement" © Pierre Planchenault.
"Un jour ça servira"
Récit.
Vu dans une maison de Saint-Michel le dimanche 8 juin à 11 h (gratuit sur réservation).
Compagnie Les Lubies.
Écriture et interprétation : Vincent Nadal.
Mise en scène, direction d'acteur : Sonia Millot.
Dramaturgie des objets, construction marionnette : Pascal Laurent.
Scénographie : Éric Charbeau et Philippe Casaban.
Création lumières : Cédric Quéau.
Traitement images vidéo (archives publiques) : Erwin Chamard.
Traitement musiques et sons : Hervé Rigaud.
Durée : 1 h.

"La Bible du déboulonnement"
Théâtre du réel.
Vu à la chapelle du Crous le dimanche 8 juin à 17 h (seconde représentation à 17 h 30) (gratuit sur réservation).
Auteur et metteur en scène : Guy Régis Jr.
Assistant à la mise-en-scène : Vladimir Deva.
Création et régie vidéo : Dimitri Petrovic.
Avec : Nanténé Traoré , Frédéric Fachena , Ornella Mamba , Marcel Mankita, Roxanne Roux.
Avec les élèves en théâtre du Conservatoire de Bordeaux Jacques Thibaud : Aline Bonhomme, Lola Cheurfa, Natalia Gonzalez Arroyo, Yanis Lakhadir, Martin Le Clainche, Nathan Chapuis-Guntzburger, Elsa Rayan, Adam Sullivan, Sihem Kellala et Saziley Vernaton.
Durée : 30 minutes.

Yves Kafka
Mardi 17 Juin 2025
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