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"Chahuts" Épisode 2 Un festival au cœur des quartiers, théâtres de nos "vies minuscules"…

Suite de la trente-quatrième édition du Festival Chahuts… chahutant avec une impertinence gourmande les repères afin de mieux déconstruire les lieux communs pour faire communauté. D'une confession vibrante d'une déracinée iranienne à celle contée dans un rap explosif, d'une parodie shakespearienne hilarante (réévaluée à l'aune de l'état de la culture) à un manifeste décoiffant des Valeurs éternelles de notre République (repeinte au vitriol), quatre propositions aux vertus des plus oxy-génantes.



"I'm deranged" © Laura Severi.
"I'm deranged" de Mina Kavani. De son existence à Téhéran placée sous la surveillance de mollahs inflexibles et de bataillons de femmes hystériques où, dès sept ans, le voile et l'uniforme étaient de rigueur, Mina Kavani retient aussi le havre de l'appartement familial transformé en cocon festif où ouvrages marqués du sceau de l'hérésie, alcools et opium, musiques et danses, relations libres, étaient de délicieux onguents… Puis vint le temps de l'exil à Paris, la ville dont elle rêvait, celle des lumières et des libertés à tous vents. Paris se révélant être la cité d'une solitude insupportable, celle de l'exclusion, insérant les déraciné(e)s dans des carcans invisibles.

Loin de l'odeur enivrante de l'opium iranien ayant nourri ses aspirations libertaires et ses premiers émois littéraires, elle découvre alors la face cachée d'un Occident dans lequel la méfiance, voire le rejet de l'Étranger, est chose commune. Un cauchemar vécu in situ, celui de l'immigrée confrontée à une violence qui, pour être moins ostensible que celle qu'elle a fuie, la met fondamentalement à mal, elle qui a le sentiment "encré" en sa peau de femme libre d'avoir vendu, pour un rêve de pacotille, sa famille et le devenir de son pays aux fondamentalistes religieux… Rêves et cauchemars portés par la même voix - envoûtante - oscillant entre cris et complaintes, l'immense miroir du plateau reflétant leurs facettes.

"Trou" © Pierre Planchenault.
"Trou" de Mathilde Paillette, Compagnie Ultra-Nyx. Quelle énigme abyssale se cache derrière ce drôle de rôle-titre ? De quelle béance s'agit-il dans ce concert râpé résonnant des volts débridés s'échappant d'une guitare surchauffée ? Et le bras monstrueux de la grue géante, de qui est-il le nom, ainsi que de son conducteur aux allures d'ogre ? Quant à la mignonne petite chatte traumatisée à mort par l'individu susmentionné, chatte dont la propriétaire n'est autre que la petite fille répondant au nom charmant de Paillette, à quel titre prend-elle place au cœur du récit pulsé ?

Pas besoin d'exégètes en matières psychanalytiques pour en mesurer les résonances dans la vie d'une très jeune fille abusée… Mais là, aucun pathos, tout au contraire un délire de notes faisant le plus naturellement du monde la nique au traumatisme acté pour le transformer en explosion vitale, faisant coup double en fracassant l'innommable et l'innommé dans le même élan salvateur. Partir de l'intime vécu pour le métamorphoser en conte musical à haute intensité visuelle et sonore, tel est le défi relevé avec brio par Mathilde Paillette et sa complice, la bonne Sirène à la queue pailletée.

"Sauver Richard" d'Angélique Orvain et Pierre Bedouet (Mash-Up Production). Le Richard à sauver n'est autre que le Richard III de Shakespeare… enfin pas le tyran maudit, mais le projet que l'équipe d'artistes fantasques (on se souvient encore de leur désopilant Zaï Zaï Zaï) avait pour ambition – démentielle – de porter au plateau… si ce n'est que les réductions budgétaires en ont décidé tout autrement… Comme l'explique d'emblée doctement un comédien, crayon en main, face à un tableau de conférence noirci de la liste pléthorique des personnages traversant la pièce du dramaturge anglais, quatre seulement ont pu survivre aux coupes drastiques. Quant au décor et aux accessoires de théâtre, ils seront eux aussi soumis à la portion congrue ; sacro-saintes économies ayant force de loi, l'imaginaire de chacun(e) sera à la fête !

Ainsi posé, le parti pris d'un théâtre de rue sciemment déjanté va déferler devant les gradins de fortune dressés face à la palissade des travaux de réfection de la Flèche Saint Michel, planches non jointées peinant à masquer un monde dystopique au bord du gouffre. Décapitations à tue-tête, flots d'hémoglobine, corps à corps homériques, trottinette électrique faisant figure de noble destrier, reine déchue jaillissant d'une cantine à roulettes… Et comédiens et comédiennes à l'égo surdimensionné se disputant bec et ongles le rôle phare (même si c'est celui d'une crevure infâme !) jusqu'à en mourir (sur scène) et nous aussi (de rire)… Et, parallèlement, reprises savoureuses des éléments de langage à utiliser pour faire valoir ce projet culturel à financement participatif… Autant d'ingrédients d'une farce politico-théâtrale à haute valeur grand-guignolesque nous submergeant jusqu'à plus soif de sa force (ré)créative.

"La France, Empire" © Pauline Le Goff.
"La France, Empire. Un secret de famille national" de Nicolas Lambert. Écrire le roman national… pas celui qu'il est de bon ton de diffuser à longueur de discours dans les sphères officielles soucieuses de fixer dans le marbre républicain l'ordre établi, mais celui nourri par des recherches affranchies de tous conflits d'intérêts. Libérer le passé des falsifications que l'on lui a imposées dans le but de sacraliser les versions officielles des dominants… Un stand-up tragi-comique de plus de deux heures où humour acéré et colères justifiées nous amènent à nous questionner : on nous aurait menti sur les effets qui perdurent de la colonisation ? Celle des terres, de leurs habitants et des esprits, les nôtres y compris ?

Partant d'un supposé sujet de devoir donné à sa fille et dont il a la charge de corriger l'orthographe – "Montrer que l'armée française est au service des valeurs de la République" – de digression en digression, le comédien balaie avec envie l'épopée de l'Empire français… en mettant le doigt là où ça fait (très) mal.

Ainsi du discours de Dakar de Nicolas Sarkozy (celui-là même qui vient d'être privé d'une médaille, il est vrai qu'auparavant, il avait bénéficié d'un bracelet…), axé sur "l'homme Africain non inscrit dans un processus de progrès" (aux oubliettes les tirailleurs sénégalais, mitraillés par leurs frères d'armes français pour avoir eu l'audace de réclamer leur solde)… Ou comme les faits d'armes glorieux des généraux Bugeaud (celui à la casquette), Faidherbe et Lyautey, auxquels on doit "la pacification" (déplacer, asphyxier et brûler les indigènes) du Sénégal, de l'Algérie, du Maroc et dont les noms trônent fièrement au fronton des lycées ou bâtiments publics… Et plus près de nous, Mayotte, une île au beau milieu de la République, un joyau des Comores (elles indépendantes, archipel cimetière marin de la planète)… Grandes misères de la France… "en pire !". Un dévoilement corrosif de l'Histoire en marche.
À suivre…
◙ Yves Kafka

"Trou" © Pierre Planchenault.
Festival Chahuts
S'est déroulé du 6 au 14 juin 2025.

Quartiers Saint-Michel, La Benauge et au-delà, Bordeaux (33).
>> chahuts.net

"I'm deranged"
Récit personnel.
Vu au tnba (salle Vauthier) le jeudi 12 juin 2025.
Conception, mise en scène : Mina Kavani.
Avec : Mina Kavani.
Création lumière : Marco Giusti.
Régie lumière et générale : Pierre-Éric Vives.
Scénographie : Clémence Kazémi.
Son-artiste sonore : Cinna Peyghamy.
Collaboration artistique : Maksym Teteruk.
Durée : 1 h.

"Trou"
Concert conté.
Vu au Marché des Douves le mercredi 11 juin 2025 (gratuit).
Écriture et interprétation : Mathilde Paillette.
Accompagnée de Lauren Sobler.
Co-mis en scène : Anthony Revillard.
Instrus : La Chip 's Prod/Yellow/Mathilde Paillette.
Lumières et régie : Cédric Cambon.
Décor : Neil Price.
Costumes : Mathilde Paillette.
Visuels (teasers, affiches, photos) : Cécile Noyalet.
En partenariat avec le Girofard dans le cadre du Mois des fiertés, avec le soutien de la Ville de Bordeaux.
Durée : 1 h 15 minutes.

"Sauver Richard" © Pierre Planchenault.
"Sauver Richard"
Théâtre de rue.
Vu place Saint-Michel (Meynard) le mercredi 11 juin 2025 (gratuit).
Texte et mise en scène : Angélique Orvain.
Collaboration artistique : Pierre Bedouet.
Avec : Célestin Allain-Launay, Paul Audebert, Pierre Bedouet, Alexandre Bodin, Sandrine Petit.
Scénographie : Tristan Ortlieb.
Son : Amélie Polachowska.
Costumes : Janie Le Borgne.
Photographie : Romain Dumazer.
Durée : 1 h 30.

"La France, Empire. Un secret de famille national"
Théâtre.
Vu square Dom Bedos le jeudi 12 juin 2025.
Texte, documentation, reportage : Nicolas Lambert.
Mise en scène et interprétation : Nicolas Lambert.
Collaboration artistique : Sylvie Gravagna.
Création lumière : Erwan Temple.
Collaboration documentation : Erwan Temple, Saphia Arezki.
Durée : 2 h 15.

Yves Kafka
Mardi 24 Juin 2025
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