Théâtre

"Cendrillon" L'histoire véridique d'une très jeune fille qui ne s'en laissait pas conter…

En son temps, dans sa "Psychanalyse des Contes de fée", le psychanalyste Bruno Bettelheim levait un pan du voile recouvrant la fonction thérapeutique de ces histoires traditionnelles où le non-dit essentiel se taille la part du lion. Cinq décennies plus tard, le dramaturge Joël Pommerat s'empare avec une exquise gourmandise des contes ("Le Petit Chaperon rouge", "Pinocchio", "Cendrillon"…) pour mettre en jeu leur contenu implosif. Car ce qu'ils nous disent, ces contes, est encore et toujours à réinventer à l'aune des problématiques dont nous sommes nous-mêmes – et souvent à notre corps défendant – porteurs.



© Cici Olsson.
La très jeune fille a ici pour nom Sandra… Cendrier… Ainsi la dénomment les deux rejetons femelles de la prétendante marâtre, future nouvelle épouse du père de Cendrillon… Formatées à la langue de vipère par leur génitrice souffrant elle du symptôme délirant de gérascophobie galopante (en français courant, déni maladif de vieillir), les deux sœurs affublent du sobriquet fumeux de Cendrier la nouvelle venue, jouant l'intruse dans leur dôme de verre (écho homophonique de la chaussure de vair).

Introduite par une narratrice hors champ pouvant être une Cendrillon devenue si âgée qu'elle a besoin sur le plateau d'un interprète mimant ses paroles, l'histoire fabuleuse va prendre corps. D'ailleurs, si les mots manquent à cette très vieille dame, ce n'est pas en soi une catastrophe tant les phonèmes désarticulés peuvent être source de fardeau à porter. Ainsi de la scène primale où l'on voit la très jeune fille au chevet du lit de sa mère agonisante, celle-ci lui confiant dans un souffle inaudible ses ultimes souhaits.

Dès lors, concentrée sur l'observance du serment qui sur un "malentendu" la lie indéfectiblement à la défunte, la très jeune fille va bander son énergie pour penser à elle au moins une fois toutes les cinq minutes, temps rythmé par la sonnerie de la montre qu'elle porte à son poignet. De même, par un effet comique de loupe géante, la scénographie grossit-elle la tête de l'orpheline afin de métaphoriser sa pensée obsédante, envahissant tout son espace mental… S'il lui venait d'oublier de penser à sa mère disparue plus d'une poignée de minutes, cette dernière ne pourrait – bien que morte ! – rester en vie dans un endroit invisible.

© Cici Olsson.
On touche là, de manière ludique, au nœud même de la culpabilité ressentie face à la disparition d'un être cher. En effet, hors de toute logique, la très jeune fille s'est inventée une mission comme si la sauvegarde de la vie de la disparue lui incombait… Ainsi de sa manière compulsive d'accepter toutes les tâches éreintantes et avilissantes imposées par la marâtre ; plus c'est répugnant, plus elle se sent à sa place (cf. la scène particulièrement drolatique où, maculée de déjections, elle revient triomphante au centre du plateau après avoir débouché, en coulisses, les canalisations des WC). Si la culpabilité est sans raison, elle n'est pas sans coût ; mais c'est aussi cette débauche d'énergie qui la fait tenir contre vent et (belle) mer déchainée.

À la cruauté idiote des deux sœurs envers la très jeune fille, répond celle crasse de la marâtre lui interdisant de parler de sa mère morte ou encore de conserver près d'elle la robe de la défunte. Mais ces cruautés ignominieuses sont tournées en dérision par la force du comique, comme dans la scène du père transportant en catimini la robe de son ex-femme avant d'être surpris par la marâtre en proie au délire d'une jalousie grand-guignolesque. Cependant, envers et contre toutes, la très jeune fille, loin d'être accablée, semble tirer avantage de ces situations qui galvanisent son énergie. Et même quand on entrave son buste dans un corset, elle ne bronche aucunement, sachant que rien n'est de nature à la faire… plier.

© Cici Olsson.
Environnement unanimement hostile et sans ouverture aucune, à l'instar de la cave obscure qui lui sert de chambre ? L'apparition inopinée d'une fée multicentenaire au langage superbement cru va lui servir d'adjuvant précieux. Car même si la baguette magique sensée faire apparaître la fameuse robe du bal ne produit dans l'instant que deux déguisements modèle farces et attrapes, la fée fantasque représente une figure débonnaire propre à booster – y compris par un déluge de tonnerre – la révolte de la très jeune fille.

Cependant, la cruauté manifeste incarnée par la marâtre est démultipliée lorsque cette cruauté la prend elle-même pour cible. Femme vieillissante dans le déni absolu du temps qui passe en elle, sur elle, se comparant continuellement à ses filles dont elle jalouse éperdument la jeunesse, elle multiplie les situations où elle se ridiculise à plates coutures… avec la bénédiction du deus ex machina qui, en coulisses, en tire malicieusement les ficelles. L'humour corrosif de Joël Pommerat est là poussé à son incandescence.

De délires en délires folâtres, de quiproquos en quiproquos savoureux, d'une chaussure de prince (et non de princesse ; la boucle du conte est bouclée…) en rencontres percutantes, de cérémonies festives en bals donnés au château, la folie de la marâtre va exploser en plein vol, réduisant son forcené désir d'être aimé à une lubie destructrice l'entrainant en robe de chambre à traverser le plateau, totalement hébétée. Quant à la très jeune fille, de manière très adulte, ayant elle-même parcouru le chemin du deuil de sa mère disparue, elle amènera le jeune prince – ayant, lui aussi, trouvé pointure à son pied – à admettre que la très longue absence de la sienne n'est peut-être pas exclusivement due aux grèves des transports en commun.

© Cici Olsson.
Quant à la chute – le retour à la scène d'ouverture où, cette fois-ci avec l'aide de la fée, la très jeune fille réentend les vrais mots prononcés par sa mère mourante – elle remet en perspective la portée du message initial. Loin d'avoir été une injonction contraignante, ce qui avait été légué était tout au contraire une invitation à vivre. À nous maintenant de nous méfier de nos propres récits.

Traversé par une humanité à fleur de peau et un humour désopilant (ceux de son initiateur), tant dans la création de personnages hors sol (magistralement interprétés par des comédiennes et comédiens enlaidis à l'envi) que dans la belle écriture émaillée d'expressions populaires graveleuses à souhait, ce conte revisité de fond en comble lui emprunte ses figures traditionnelles (Cendrillon, la marâtre, le Prince, le soulier, etc.) pour mieux les "pervertir". En effet, les situations et les propos tenus de manière "spectaculaire" invitent, dans leurs plis secrets, à une réflexion réjouissante sur ce que recouvre l'acceptation du temps qui passe, les pertes inévitables qui l'accompagnent, les deuils à assumer… Non pour s'en désoler le moins du monde, mais pour mieux s'en libérer en savourant pleinement le temps vécu.

Vu le vendredi 24 novembre 2023 dans la Grande Salle Vitez du TnBA à Bordeaux.

"Cendrillon"

© Cici Olsson.
Création 2011, Reprise 2022.
Texte : Joël Pommerat (édité chez Actes Sud-Papiers).
Conception et mise en scène : Joël Pommerat.
Assistant à la mise en scène à la création : Pierre-Yves Le Borgne.
Assistanat à la mise en scène en tournée : Ruth Olaizola.
Avec : Alfredo Cañavate, Noémie Carcaud, Caroline Donnelly, Catherine Mestoussis, Léa Millet, Damien Ricau, Julien Desmet et la voix de Marcella Carrara.
Scénographie et lumière : Éric Soyer.
Assistant à la lumière : Gwendal Malar.
Costumes : Isabelle Deffin.
Son : François Leymarie.
Création musicale : Antonin Leymarie.
Vidéo : Renaud Rubiano.
Collaboration artistique : Philippe Carbonneaux.
Recherches documentation : Évelyne Pommerat, Marie Piemontese, Miele Charmel.
Réalisation décor et costumes : Ateliers du Théâtre National.
Décoration : Stéphanie Denoiseux.
Perruques : Julie Poulain.
Construction : Dominique Pierre, Pierre Jardon, Laurent Notte, Yves Philippaerts.
Direction technique : Emmanuel Abate.
Habillage : Lise Crétiaux.
Par la Cie Louis Brouillard.
Durée : 1 h 40.

Représenté du mercredi 22 au samedi 25 novembre 2023 au TnBA à Bordeaux.

Tournée
7 et 8 décembre 2023 : Théâtre Saint-Louis, Cholet (49).
Du 13 au 17 décembre 2023 : Théâtre de Namur, Namur (Belgique).
Du 10 au 21 janvier 2024 : Célestins, Théâtre de Lyon, Lyon (69).

Yves Kafka
Jeudi 30 Novembre 2023
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