Théâtre

"Catch" Mi-catch, mi-théâtre, beaucoup de bruit pour rien ?

"Mi-catch ! Mi-théâtre !" hurle au micro le chauffeur de salle, ouvrant grand la cérémonie festive à laquelle est convié un public chauffé à blanc par une musique tonique, aficionados d'emblée subjugués par l'ambiance électrique déferlant autour et sur le ring dressé. En guise de réponse, près de trois heures plus tard, l'on serait tenté de lui crier : "Mi-tigé !". En effet, si l'engagement des actrices et acteurs se révèle au-dessus de tout soupçon (au point d'en porter les marques sur leur corps), si les thèmes sous-jacents sont indéniablement "percutants" eux aussi, il n'en reste pas moins que le traitement du cocktail explosif risque de faire long feu. N'est pas Shakespeare qui veut…



© Fanchon Bilbille.
À l'époque élisabéthaine, celle de Shakespeare, où la liberté de ton et de genre était déjà la règle, l'espace de liberté qu'était le théâtre - avant d'être interdit par les puritains - résonnait ainsi joyeusement des violences humaines poussées à leur incandescence. Faisant feu de tout bois et rivalisant de déguisements hauts en couleurs, les acteurs enchantaient un public mixte fait de gens du peuple mêlés à ceux d'une certaine aristocratie, tous venus là s'acoquiner pour manger, boire et se divertir dans des "arènes" circulaires pouvant servir entre autres à des combats de coqs ou autres animaux.

À n'en pas douter, Clément Poirée, metteur en scène de cette création, et directeur du Théâtre de La Tempête (cf. Shakespeare) où elle a été créée, n'est pas sans connaître ses classiques avec lesquels il renoue pour proposer un spectacle hors normes (dès l'entrée, chaque spectateur est invité à consommer cornets de pop-corn et canettes de bière), mêlant les attendus du théâtre élisabéthain au cérémonial plus actuel de la confrérie du catch où masques délirants, déguisements et tatouages exubérants, huées et acclamations à tout rompre, font partie intégrante de la dramaturgie à l'œuvre.

© Fanchon Bilbille.
La première rencontre, toute en muscles, exhibera un suprématiste mâle blanc, raciste à l'envi ("Il n'y a pas de prix Nobel noirs !… sauf pour la Paix… on leur file pour qu'ils nous la foutent, la paix !"), affublé d'un masque de porc et répondant au nom lui allant comme un gant de Battery Pork. L'homme à la tête de cochon ne fera qu'une bouchée (sic) des testicules de Prince Charming, fessiers impeccablement moulés dans un mini short et voix fluette de jeune fille pubère, avant que - rebondissement divin – l'homme cochon ne termine en chapelet de saucisses grillées. Et ce sous l'œil amusé d'Exotico, barbu et féminin, muscles saillants, porte-jarretelles et talons hauts, homme et/ou femme, aux allures stéréotypées des deux sexes.

Ainsi en ira-t-il des autres matchs, opposant des personnages tout aussi croustillants, porteurs, eux aussi, de stigmates symboliques. Il y aura Misandra, la guerrière féministe jusqu'au bout des poils de ses aisselles devenant fouets qui saura punir de ses belles canines vengeresses (on émascule beaucoup sur le plateau, à en perdre la boule…) l'affreux, répugnant pervers, Kapitaal(iste) venu la violer, et ce, sous les huées du public avant qu'applaudissements de soulagement ne s'ensuivent. Il y aura Kassnoisette, la jeune adolescente aux tétons (et à l'intelligence) lumineux qui viendra à bout de Priapico, dont le nom seul renvoie à l'anomalie somptueuse du Dieu dont il exhibe fièrement l'attribut, et dont le membre suspendu à ses accessoires encore accrochés sera croqué par la belle échappant à son pédophile ; de coq devenu chapon, l'homme sans affaires en sera pour ses frais…

© Fanchon Bilbille.
Après que Melancholia - un dépressif chronique, l'aurait-on deviné ? - eut attiré les rires compassionnels, lui-même n'arrivant pas à se tuer, un dernier temps réunira l'être à tête de cerf, grand esprit des animaux, et son boucher-dépeceur. Face à face convaincant mettant en jeu les questionnements portés par l'antispécisme refusant la hiérarchie entre espèces vivantes.

On le voit, les thèmes prégnants des effets délétères du patriarcat, du machisme, de la dictature phallique, de l'espèce humaine suprématiste, extravagances débouchant sur le viol, la pédophilie et autres aberrations, sont traités sous une forme grandguignolesque assumée avec, pour intention affichée, de "purger les passions". En somme, une catharsis vécue dans la bonne humeur partagée…

Sauf qu'on pourrait se demander si les télescopages orchestrés dans l'hystérie généralisée, coups faisant figure de punchlines, sont d'une réelle efficacité pour ouvrir les esprits à "l'impensable" des comportements humains… Ou s'ils ne sont pas, sous l'effet d'émotions sur le vif, un simple exutoire "spectaculaire" aussi bruyant qu'éphémère, un défouloir à peu de frais, une purge-remède sans lendemain, n'impliquant aucune réflexion de fond susceptible d'enclencher des transformations. Un bon purgatif, point barre.

© Fanchon Bilbille.
"S'indigner d'une injustice est plaisant, car cela vous met du côté des justes. Quel bonheur que ce malheur qui m'offre une bonne cause. L'indigné ment parce qu'il dissimule sa jouissance d'être du bon côté." Si on accorde quelque crédit à François Bégaudeau pour savoir débusquer la bien-pensance sous l'indignation vertueuse généreusement proclamée, la forme présente, construite pour déclencher l'adhésion instantanée des bonnes gens assemblés, mérite d'être questionnée… Provoquer, sous "pré-texte" de catharsis, le rire à coup sûr et à bon compte, n'est-ce pas petite facilité à laquelle n'échappe pas ici La Tempête… dans un verre d'eau ?

Vu le mercredi 24 novembre au TnBA, Salle Vauthier, Bordeaux.

"Catch"

© Fanchon Bilbille.
Création 2021 du Théâtre de La Tempête
Textes : Hakim Bah, Emmanuelle Bayamack-Tam, Koffi Kwahulé, Sylvain Levey, Anne Sibran.
Mise en scène : Clément Poirée.
Collaboration à la mise en scène : Pauline Labib-Lamour.
Avec : Camille Bernon, Bruno Blairet en alternance avec Erwan Daouphars, Clémence Boissé, Eddie Chignara, Louise Coldefy, Joseph Fourez, Stéphanie Gibert, Thibault Lacroix, Pierre Lefebvre-Adrien, Fanny Sintès.
Scénographie : Erwan Creff, assisté de Caroline Aouin.
Lumières : Guillaume Tesson, assisté d'Édith Biscaro.
Costumes et masques : Hanna Sjödin, assistée de Camille Lamy.
Musique et sons : Stéphanie Gibert, assistée de Farid Laroussi.
Maquillages : Pauline Bry-Martin.
Régie générale : Silouane Kohler, assisté de Franck Pellé.
Habillage : Émilie Lechevalier, Solène Truong en alternance.
Conseils catch : Marc Mercier, Vince Greenleaf.
Circassiens de l'Académie Fratellini : Armand Delattre, Basil Le Roux, Mahamat Fofana, Markus Aarøy Vikse, Roberto Stellino.
Durée : 2 h 55 (1 h 40 + 15 min d'entracte + 1 h).
Production Théâtre de la Tempête.

© Fanchon Bilbille.
A été représenté du 9 septembre au 17 octobre 2021 au Théâtre de la Tempête à Paris ;
du 23 au 27 novembre 2021 au Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine.
Disponible en tournée à partir d'avril 2023.

Yves Kafka
Mardi 30 Novembre 2021
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