Théâtre

"Cataract Valley" Famille je vous aime !

Un cadre idyllique, où flore et faune sauvages sembleraient immuables, serait-il de nature à panser les souffrances d'âmes à la dérive en leur donnant racines ? S'il est vrai que la littérature est le lieu de résilience de passions dévorantes et le théâtre, "l'autre scène" où se projettent à l'envi les conflits psychiques générés par les assignations familiales héritées, alors "Camp Cataract", écrit en 1948 par Jane Bowles - digne héritière de Virginia Woolf -, fait figure d'écosystème.



© Simon Gosselin.
Comme l'auteure d'"Une chambre à soi", la nouvelliste new-yorkaise éprouvait une attirance assumée pour les amours féminines ; tout comme elle, elle a lié sa vie à un écrivain de renom lui prodiguant une amitié au-dessus de tout soupçon. L'une et l'autre semblaient fascinées par les désordres de l'âme trouvant leurs échos dans les eaux tourmentées. Mais si Virginia Woolf mit volontairement fin à sa vie dans les eaux de l'Ousse, c'est en se noyant dans l'alcool que Jane Bowles interrompit ses souffrances. Auparavant, les chutes d'eau lui avaient fourni une source mimétique d'inspiration…

Ainsi, en adaptant la nouvelle de Jane Bowles à la scène, Marie Rémond et Thomas Quillardet se confrontent à un défi artistique. Comment plastiquement pouvoir rendre compte des mouvements intérieurs de deux sœurs (on laissera la troisième à Anton Tchékhov) impactées par une névrose familiale dévorante ? Comment ne pas s'abimer dans une mise en jeu qui n'évoquerait que l'écume des enjeux vécus par Harriet, la sœur "fragile des nerfs" tentant de trouver, près des chutes, une issue à son mal-être endémique, et par Sadie, la sœur engluée tout autant sinon plus dans une problématique dévastatrice ?

© Simon Gosselin.
Entre onirisme et réalité, "Cataract Valley" nous embarque dans deux lieux se faisant judicieusement écho, confondus dans la même "construction", figurant alternativement la salle à manger familiale, noyau de l'héritage névrotique, et le cabanon en bois élevé près des cataractes, refuge transitoire et illusoire. Si Harriet, "indépendante mais soucieuse du regard des autres", a trouvé l'énergie d'y séjourner, ce n'est qu'à titre épisodique tant elle ne peut rompre avec ses assises. Quant à Sadie, elle qui, bien que sadisée par son autre sœur et le rustre mari de celle-ci, n'arrête pas d'égrener les louanges de "l'esprit de famille", elle ne peut concevoir d'être séparée de sa sœur, quand bien même devrait-elle en mourir.

Comme dans le jeu du jokari, elles ont l'une et l'autre le même fil à la patte qui ramène inexorablement leur "je" vers leur point d'ancrage, le nœud pervers tissé par les attaches parentales. On pense à la prédiction de Serge Leclaire, le psychanalyste auteur de l'essai "On tue un enfant", invitant à s'affranchir des vœux secrets des parents, déposés dans l'inconscient de chacun(e). Pour vivre en tant que sujet, poursuit-il, "il faut s'en affranchir : meurtre nécessaire autant qu'impossible, encore à perpétrer, jamais accompli". Et ce, au risque de disparaître soi-même si "Sa Majesté l'Enfant", objet des désirs parentaux, venait à survivre.

© Simon Gosselin.
La plus jeune des sœurs, Harriet, protégée par ses symptômes nerveux l'ayant conduite à prendre acte de son mal-être, trouve un peu de répit auprès de la force diluvienne des eaux en furie faisant diversion aux flux internes qui menacent de l'engloutir. Sadie, attirée irrésistiblement par elle, sous le couvert bien-pensant de l'amour sororal, ne bénéficiera pas de la même protection lorsqu'elle s'aventurera, corsetée jusqu'à l'étouffement dans ses empêchements hérités, à la rejoindre près "des chutes". Le pluriel résonne alors polyphoniquement comme une prophétie.

Les jeux des deux actrices épousent le je de leur personnage (avec mention spéciale à accorder à Caroline Arrouas dans le rôle de Sadie) et l'on finirait par croire aux démons qui les agitent… si ce n'était la présence près de ce lieu voué par excellence au tourisme de masse d'un "Indien" irlandais grimé pour la circonstance - capitalisme et consumérisme obligent - afin de fourguer aux cohortes en transhumance des souvenirs de pacotille cousus main. Cette rupture granguignolesque de ton, surlignée à l'envi par la mise en jeu, introduit une faille dans laquelle se précipitent les horizons d'attente propres au texte, les engloutissant à jamais.

Dommage qu'il en advienne ainsi de ce qui s'annonçait comme une promesse digne d'attention, la chute - que l'on ne dévoilera pas - perdant elle-même de sa crédibilité dans cette volonté délibérée d'avoir voulu auparavant apporter - "à tout prix" - de la légèreté à ce qui n'en réclamait aucunement.

"Cataract Valley"

© Simon Gosselin.
D'après la nouvelle "Camp Cataract" de Jane Bowles, nouvelle extraite de "Plaisirs Paisibles" (1948).
Un projet de Marie Rémond.
Adaptation et mise en scène : Marie Rémond et Thomas Quillardet.
Avec : Caroline Arrouas, Caroline Darchen, Laurent Ménoret, Marie Rémond.
Scénographie : Mathieu Lorry-Dupuy.
Son : Aline Loustalot.
Lumières : Michel Le Borgne.
Costumes : Marie La Rocca.
Réalisation du décor dans les ateliers du Théâtre de la Cité sous la direction de Claude Gaillard.
Réalisation des costumes dans les ateliers du Théâtre de la Cité sous la direction de Nathalie Trouvé.
Durée 1 h 30.

Créé en 2018 au Théâtre de la Cité - CDN Toulouse Occitanie.
A été représente au TnBA, Salle Vauthier, Bordeaux, du 8 au 17 janvier 2020.

Tournée

22 au 24 janvier 2020 : Comédie de Reims - CDN, Reims (51).
29 au 31 janvier 2020 : Théâtre de Lorient - CDN, Lorient (56).

Yves Kafka
Mardi 21 Janvier 2020
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