Lyrique

"Benjamin, dernière nuit" à l'Opéra de Lyon

Création mondiale

Dans le cadre du Festival pour l'Humanité, l'Opéra de Lyon a passé commande au compositeur Michel Tabachnik d'un opéra, sur un livret de Régis Debray consacré à la dernière nuit d'un grand intellectuel européen, Walter Benjamin. À voir jusqu'au 26 mars 2016.



© Stofleth.
Le Festival pour l'Humanité (1) se propose de mettre en lumière les soubresauts de notre Histoire catastrophique à travers l'affrontement entre victimes et bourreaux dans quatre œuvres du XIXe au XXIe siècle - un programme qui s'est imposé au directeur de l'Opéra de Lyon, Serge Dorny, hanté par ces continuels événements tragiques qui ensanglantent notre présent. Il cite volontiers Bertold Brecht comme inspirateur de la programmation de sa saison "Au temps des ténèbres, est-ce qu'on chantera encore ? Oui, on chantera le chant des ténèbres".

Il a donc passé commande d'un nouvel opéra sur une des figures les plus attachantes du XXe siècle, le penseur de la modernité (et sa victime) Walter Benjamin (2). Philosophe et essayiste juif allemand, déchu de sa nationalité en 1939 par les nazis, Benjamin s'est suicidé dans la nuit du 25 au 26 septembre 1940 dans la ville frontalière (entre France et Espagne) de Port-Bou, n'ayant plus la force à près de cinquante ans de poursuivre son errance jusqu'aux États-Unis, but de son voyage. Une errance faite de solitude et de misère qui s'était matérialisée pour lui par onze déménagements en quatre ans - avec une brève incarcération dans un camp français après l'armistice signée par Pétain.

© Stofleth.
Un sujet fascinant dont Régis Debray s'était saisi dès 2012 dans ce qui devait être à l'origine une pièce de cabaret, type "Opéra de quat'sous", prenant les dimensions d'un véritable opéra sous l'égide du compositeur suisse et de Serge Dorny. Le livret met en scène Benjamin revivant dans sa chambre d'hôtel, sous l'effet de trente-et-un comprimés de morphine avalés pendant sa dernière nuit, des épisodes et des rencontres essentiels de son passé et de sa pensée dans un télescopage étourdissant de pays, d'époques et de climats.

Le metteur en scène John Fulljames a choisi un dispositif qui ne clarifie pas - et de loin - le propos. Reprenant le principe de la mise en abîme, il divise la scène en trois espaces : au premier plan, la chambre et le lit du penseur ; en arrière-plan, un magasin d'accessoires envahissant des étagères duquel des employés, tout de noir vêtus, vont chercher personnages et objets pour le temps de leur apparition (dont une ancienne maîtresse russe bolchévique, Arthur Koestler, André Gide, Bertold Brecht, Hannah Arendt, entre autres).

© Stofleth.
Enfin, la vidéo de Will Duke occupe la partie supérieure du plateau, qui pour documenter la période historique (exode, défilés nazis, parades de la légion étrangère, etc.), qui pour montrer des détails du quotidien de Walter Benjamin (passeport, positions des corps, papier-peint de la chambre, etc.). Le résultat est un maëlstrom agité par d'incessants mouvements, d'éclats sonores (avec interventions de la radio de l‘époque), traversé d'accalmies brèves, qui empêche souvent de s'intéresser au contenu (un peu trop démonstratif quoique renseigné) des dialogues.

Cette œuvre prend cependant un écho particulier en ces temps de migrations désespérées (Debray nous rappelle qu'en quarante comme aujourd'hui, des exilés fuyaient la guerre pour trouver un asile qu'on ne voulait pas leur donner), et se veut aussi une oraison funèbre pour ce grand intellectuel européen humaniste - un opéra comme un "manteau de paroles" (dirait Aragon), une façon de rédimer sa mémoire. Mais ici, le bât blesse aussi. Michel Tabachnik écrit une partition assez peu préoccupée par le chant. Et les chanteurs affrontent des difficultés dont la moindre n'est pas d'inconfortables sauts d'octaves.

© Stofleth.
Le langage musical choisi (système atonal incluant d'autres langages comme la chanson populaire, le chant synagogal ancien ou les marches militaires) avec un instrumentarium mêlant instruments d'orchestre et bastringues de music-hall, est un enchaînement de passages particularisés, donnant sa coloration propre à chaque épisode - manquant à l'écoute d'une vraie force persuasive.

Entre fulgurances, stridences, phrases musicales exténuées ou chaos plein de réminiscences, la partition peine à toucher et se révèle finalement assez conventionnelle. Mais reconnaissons qu'il n'est pas aisé de parler d'une œuvre entendue une seule fois, le temps saura lui rendre justice. Restent deux artistes formidables pour une belle idée de livret : le ténor Jean-Noël Briend et le comédien Sava Lolov (venu du Théâtre du Soleil) incarnent tous deux excellemment un Walter Benjamin clivé et émouvant. Avec eux, l'opéra sera parvenu finalement à ressusciter pour nous un des hommes les plus passionnants de notre panthéon.

© Stofleth.
(1) Le festival se déroule du 15 mars au 3 avril 2016. Sont aussi programmés "La Juive" de Jacques-Fromental Halévy, "L'Empereur d'Atlantis" de Viktor Ullmann et "Brundibàr" de Hans Kràsa.
(2) Walter Benjamin est l'auteur d'une œuvre brillante et éclectique (dont les fameux essais "L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique", "Petite histoire de la photographie", des traductions d'auteurs tels Baudelaire et Proust, entre nombreux autres travaux).


Vendredi 18, mardi 22, jeudi 24, samedi 26 mars à 20 h.
Dimanche 20 mars 2016 à 16 h.


Opéra national de Lyon,
Place de la Comédie, Lyon (69).
Tél. : 04 69 85 54 54.

© Stofleth.
>> opera-lyon.com

"Benjamin, dernière nuit" (2016).
Musique de Michel Tabachnik (né en 1942).
Livret : Régis Debray (né en 1940).
Livret en français, allemand et anglais surtitré en français.
Durée : 1 h 30 environ.

Bernhard Kontarsky, direction musicale.
John Fulljames, mise en scène.
Michael Levine, décors.
Christina Cunningham, costumes.
James Farncombe, lumières.
Maxine Braham, chorégraphie.
Will Duke, vidéo.
Carolyn Downing, son.

Walter Benjamin (chanteur), Jean-Noël Briend.
Walter Benjamin (comédien), Sava Lolov.
Asja Lacis, Michaela Kustekova.
Hannah Arendt, Michaela Selinger.
Arthur Koestler, Charles Rice.
Gershom Sholem, Scott Wilde.
Bertold Brecht, Jeff Martin.
André Gide, Gilles Ragon.
Max Horkheimer, Kàroly Szemerédy.
La chanteuse de cabaret, Goele De Raedt.

Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Lyon.
Philip White, Chef des Chœurs.

Christine Ducq
Vendredi 18 Mars 2016
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