Danse

"Ballroom" Donner à voir des "corps-égraphiés"… Un cri libertaire et salutaire

Arthur Perole, personnalité déliée des prescriptions de genres, prend date pour figurer parmi les plus turbulents chorégraphes contemporains, tant il ose oser (sic), emporté par une authenticité et une générosité que rien ni personne ne semble pouvoir endiguer. Six danseurs grimés à l'envi, peints à vue et travestis avec l'aide des spectateurs conviés, se livrent à des transes convulsives desquelles naîtront les sujets libérés.



© Nina-Flore Hernandez.
Entreprise à haut coefficient libertaire, cette performance plastique et "corps-égraphiée", soutenue par une création musicale inscrivant, dans le corps de chacun, des séries de pulsations peu enclines à s'estomper, se vit comme une expérience essentielle à partager entre performeurs du plateau et spectateurs des gradins réunis dans le même trip.

Expérience de se parer d'artifices festifs minutieusement choisis (peintures corporelles et vêtements "haute couture" taillés à la mesure de chacun) pour ensuite, grâce à ce détour désinhibiteur, s'affranchir - sous l'effet de rituels improvisés sur des musiques alliant les tempos obsédants des tarentelles à ceux des univers de la techno - des strates de conditionnement déposées par la pensée surmoïque. Expérience de se dépouiller des attributs comme on pèle les peaux superposées d'un oignon pour en atteindre le cœur.

De cette "danse primale" (au sens où Arthur Janov parlait du cri primal libérateur) naîtra le sujet libéré des attendus de catégories et de genres qui l'assignent dès sa naissance à une place préétablie au service de l'ordre conservateur.

© Nina-Flore Hernandez.
D'emblée, les lumières de la salle allumées mettant bas les codes de la "représentation", la première partie "donne à voir" (titre d'un recueil du poète Paul Éluard) les performeurs - pinceaux et ciseaux de couturières en mains, matériaux hétéroclites prêts à être assemblés - en train de se confectionner minutieusement un "moi-peau" (cf. Didier Anzieux) transcendant leur condition héritée, et ce, avec la complicité du public sollicité pour leur prêter main-forte dans cette tentative ludique et révolutionnaire d'échapper à eux-mêmes.

"Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé", écrivait Éluard, et il s'agit bien de cela ici… Ce "dé-lire" de la réalité imposée par les diktats sociaux rendant prisonniers du carcan de valeurs sans valeur humaine, va voler en éclats sous les coups de boutoir de la fantaisie créatrice insufflée par Arthur Perole. Ce processus de transformation fondamentale exige le temps de la lenteur retrouvée, comme un sas entre deux mondes, l'ancien corseté et le nouveau libéré.

© Nina-Flore Hernandez.
Les "acteurs", métamorphosés par leurs costumes et grimages longuement élaborés, vont pouvoir se livrer à des danses exutoires où les mouvements et les corps ne sont que cris choraux (dés)articulés comme pour mieux déconstruire les langages conventionnels colonisés par la langue des possédants. Les "possédés" vont ainsi reparcourir chemin faisant leur aliénation pour mieux se dépouiller (au propre comme au figuré puisqu'ils se débarrasseront progressivement de leur parure-pelure, devenue inutile) des constructions assujettissantes.

Et lorsque, au terme de ce débordement d'énergie, adviendra cet accouchement chamanique, ils viendront saluer le public complice, leur visage enivré par la liberté recouvrée, c'est comme s'ils nous renvoyaient en miroir le désir jouissif d'une mue libératrice.

La création musicale incantatoire - essentielle pour la dramaturgie - que l'on doit à Giani Caserrotto, fait succéder le rythme endiablé, répétitif, lancinant, des tarentelles (musiques qui, dans l'Italie du sud du XVIIIe siècle, visaient à libérer les femmes des accès de démence prétendument causés par les piqures de la tarentule) et des musiques technos (empruntées à plusieurs cultures latino et autres) soulignant là encore l'abolition des frontières entre genres.

© Nina-Flore Hernandez.
Ce souffle libertaire, plongeant ses racines dans la contre-culture du voguing de la communauté LGBT noire américaine, fait écho à la liberté que s'octroyait en son temps révolutionnaire Julian Beck, inspirateur du Living Théatre. À une différence près - à mettre à l'actif du jeune chorégraphe Arthur Perole -, c'est que la provocation ne fait pas ici figure de dogme visant à choquer frontalement, mais devient la résultante naturelle et joyeuse d'un processus créatif porté par une sensibilité artistique hors normes où les chorégraphies scandées et stoppées se jouent avec un plaisir palpable des codes, les rendant obsolètes.

Une fête indécente et jubilatoire des sens, ouvrant grand sur des espaces de liberté enivrante.

Création vue début novembre au KLAP Maison pour la danse (avec le ZEF Scène nationale de Marseille).

"Ballroom"

© Nina-Flore Hernandez.
Chorégraphie de et avec les interprètes : Arthur Perole.
Assistant artistique : Alexandre Da Silva.
Interprétes : Julien Andujar, Séverine Bauvais, Marion Carriau, Alexandre Da Silva, Joachim Maudet, Lynda Rahal.
Musique : Giani Caserotto.
Lumières : Anthony Merlaud.
Costumes : Camille Penager.
Coach vocal : Mélanie Moussay.
Regard extérieur : Philippe Lebhar.
Régie générale / lumières : Nicolas Galland.
Régie son : Benoit Martin.
Production diffusion : Sarah Benoliel.
Remerciements : Léa Poiré, Emilie Peluchon et Tadeo Kohan.
Par la Compagnie F.

Mercredi 13 novembre 2019 : Espace des Arts, dans le cadre du festival Instances, Chalon-sur-Saône (71).
Jeudi 5 décembre 2019 : Le Théâtre - Scène nationale, Macon (71).
Mardi 10 décembre 2019 : Théâtres en Dracénie, dans le cadre du Festival de danse de Cannes, Draguignan (83).
Mercredi 26 au samedi 29 février 2020 : Chaillot - Théâtre National de la Danse, Paris.
Mardi 31 mars 2020 : Centre Culturel de Limoges, dans le cadre de Danse en Émoi,Limoges (87).

© Nina-Flore Hernandez.

Yves Kafka
Mercredi 13 Novembre 2019
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