Avignon 2017

•Avignon Off 2017• "Looking for Lulu"… Tirée de l'œuvre de Wedekind, une adaptation revigorante comme une gifle

"Looking for Lulu", Espace Roseau, Avignon

C'est une course. Folle. Une frénésie de vie qui passe comme une boule de feu au travers d'un monde bourgeois engoncé dans ses meubles et ses plaisirs. Lulu, la fille de rien que le désir des hommes élève au rang d'idole pour, l'heure d'après, la rabaisser au rang de putain. Elle est comme une marionnette que les mains habillent de pureté ou ouvrent comme un coffre rempli de vice.



© Séverin Albert.
L'héroïne de Wedekind est un pur fantasme masculin. Une fille innocente comme l'enfant, vicieuse comme le diable, qui sème les désirs derrière ses pas comme le joueur de flute entraîne les rats après lui.

Natascha Rudolf et Sabrina Bus ont extrait du texte original de Wedekind une vision extrêmement réelle, actuelle et sans pathétisme du personnage. Un peu l'opposé de celle incarnée par Louise Brrooks dans le film de G. W. Pabst, "Loulou". Une version hautement intelligente puisqu'elle s'attache de près à tenter de montrer le point de vue de Lulu. Et c'est le monde qui l'entoure, ce monde d'hommes, dirigés par les hommes, avec leurs désirs d'hommes qui sautent aux yeux dans cette pièce.

Mais rien de manichéen pourtant. Aucune victimisation de l'héroïne. Simplement comprendre que, pour survivre, il faut s'adapter aux règles de la société qui domine. Alors une fille de rien, sans famille, sans appui, que l'on marie parce qu'elle est belle ou qu'elle provoque tout autour d'elle cette chose indicible qui empêche l'indifférence, qui tord le ventre des hommes et des femmes, qui est à la fois toute vérité et tout mensonge, les deux faces du monde réunies, une tentation que certains veulent posséder, d'autres vénérer, d'autres détruire, quelles cartes a-t-elle à jouer ?

© Séverin Albert.
Elle est un mythe : celle qui déclenche les désirs les plus bizarres. Elle est aussi celle qui a toujours été abusée, violentée, celle que l'on a prise, celle que l'on a dirigée, dont on a usé le corps et le cœur pour en jouir, pour qu'elle devienne victime volontaire, consentante, aimante. Cela pourrait s'appeler Alice aux enfers pour faire le pendant avec celle de Lewis Carroll. Mais quand Alice cherche à rejoindre le monde réel, Lulu, elle, n'a pas d'autre horizon, d'autre échappatoire que la réalité venimeuse qui l'entoure, et nul au-delà.

Pourtant, cette Lulu-là n'est pas une victime : elle donne au monde ce que le monde veut d'elle. Du moins, à cette partie du monde qui baigne dans la richesse, qui organise des mariages d'intérêts, qui échange les bons procédés, achète les talents et manipule les medias : le monde cynique des puissants et des affaires qui n'a pas changé depuis plus d'un siècle. Dans ce bain acide et sec, Lulu apparaît comme la seule part vraiment humaine, tendre, sensible. Tous la battent haut la main au grand concours de l'indifférence et de l'égocentrisme qu'ils pratiquent.

La mise en scène de Natascha Rudolf, tout entière tournée vers la jubilation de l'instant et l'animalité - car c'est là que se retranche l'esprit humain lorsqu'il est traqué - jette elle aussi tout par terre, en l'air, fait parler les corps et les torsions des âmes, brise les éléments scéniques et les tabous.

© Séverin Albert.
Dans une vivifiante joie, l'histoire de Lulu (incarnée avec une vérité, une franchise et une énergie palpable par Sabrina Bus) se fait fi de tous les traquenards, toutes les humiliations que les hommes tentent sur elle. Ils gagneront, certes, à la fin, ces hommes opportunistes et faibles, et pitoyables qui abandonnent leurs principes dès que nécessité parle, capables de se transformer en mac sans aucun scrupule, avec tout le mépris possible pour l'intégrité.

Oui, c'est un réquisitoire sans concessions contre l'injustice de ce que la société réclame aux femmes : qu'elle leur demande d'être splendides, admirables, désirables, épousables, iconique ou qu'elle leur commande d'être amoureuse, soumise, trophée ou putain. Ainsi, les scènes vives, sans pathos, semée de comique cocasse, et jouée avec un réalisme efficace transcendent cette pièce, émeuvent, bouleversent par instants, fascinent comme la mise à mort annoncée fascine. Elle est le taureau dans l'arène face à la multitude de picadors, de toreros.

Un bel exploit de la part de toute la distribution, tous excellents, et aussi et surtout de Natascha Rudolf et Sabrina Bus dont ce projet semble être l'enfant chéri : elles ont créé en cette nouvelle Lulu un être palpitant, moderne, loin des clichés sulfureux sous lesquels elle était enfouie. Un être dont le point de vue sans cynisme renvoie aux héroïnes des bas-fonds, dont la lucidité, l'ironie et le courage sont un exemple, une parabole, une image que l'on porte accroché dans son ventre longtemps après le spectacle comme un morceau d'humanité en pleurs et en rires.

"Looking for Lulu"

D'après "La Boîte de Pandore, une tragédie monstre" de Frank Wedekind.
Traduction : Jean-Louis Besson et Henri Christophe (publiée aux éditions Théâtrales).
Adaptation : Natascha Rudolf & Sabrina Bus.
Mise en scène : Natascha Rudolf.
Avec : Brice Beaugier, Olivier Boudrand, Sabrina Bus , Benoît Hamelin, Alexandre Jazédé.
Univers sonore : Yann Richard.
Lumières : Cédric Enjoubault.
Par la Compagnie Véhicule.
Durée : 1 h 30.

•Avignon Off 2017•
Du 7 au 30 juillet 2017.
Tous les jours à 12 h 30 (relâche le mercredi).
Espace Roseau, Salle Jacques Brel,
8, rue Pétramale, Avignon.
Réservations : 04 90 25 96 05.
>> roseautheatre.org

Bruno Fougniès
Jeudi 20 Juillet 2017
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