Théâtre

Au Bureau des lectures, la Comédie-Française met à l'honneur les écritures théâtrales d'aujourd'hui

À raison de trois cycles de trois lectures (écritures francophones, jeunesse et étrangères), la Comédie-Française présente chaque saison, sur les scènes du Vieux-Colombier et du Studio-Théâtre, des lectures publiques de pièces d'auteurs contemporains. Un public fidèle et enthousiaste y découvre de nouvelles formes d'écriture théâtrale et vote pour son coup de cœur.



Studio-Théâtre © Isabelle Fauvel.
Les 14, 15 et 16 juin se tenait au Vieux-Colombier le Cycle 3 du Bureau des lectures consacré aux écritures étrangères. Au programme : "Le poisson rouge de Berlin" (2023) du Hongkongais Pat To Yan (né en 1975), "Vania est vivant" (2022) de l'auteure russe en exil Natalia Lizorkina (née en 1990) et "Je meurs de ne pas mourir (la vie double de Thérèse)" (2022) de l'Espagnol Paco Bezerra (né en 1978). Lues par des acteurs de la Troupe, les trois pièces faisaient preuve de qualités littéraires indéniables et, chacune dans son genre, d'une grande originalité, tant dans la forme que par la contemporanéité du sujet.

Ainsi, à travers le récit de la relation amoureuse vécue à distance par Sze Yin et Lin Lin, "Le poisson rouge de Berlin" interroge avec perspicacité notre expérience intime du monde et notre relation à autrui. A l'heure de l'humain augmenté et de la technologie à tout-va, où avions et écrans sont supposés rapprocher les gens et remodeler l'espace-temps, les amants éprouvent une sensation de solitude et d'isolement, et leur histoire se trouve vouée à l'échec. Lue par Julien Frison, Élissa Alloula et Claïna Clavaron, cette pièce s'avère une belle découverte, d'autant que les auteurs hongkongais sont rares sur les scènes françaises.

Studio-Théâtre © Isabelle Fauvel.
Univers tout autre avec Natalia Lizorkina, qui nous plonge, non pas dans les paradoxes de notre monde contemporain, mais dans la tragédie de la guerre et de la dictature. Dans un pays qui ne dit pas son nom et que chacun reconnaît, la Russie, une mère, dont le fils a été envoyé au front, est confrontée à une rhétorique officielle où le langage contredit littéralement les faits. Par conséquent, "Vania est vivant", il n'a pas été fait prisonnier, ni torturé, il se trouve en parfaite santé, dans un pays en paix, et Alia ne pleure pas, elle rit. Lue par le doyen de la Maison Thierry Hancisse, la pièce s'avère d'une grande intelligence, remarquablement écrite, avec, dans une approche non réaliste, un rôle prépondérant accordé aux didascalies. Du grand art !

"Je meurs de ne pas mourir" raconte, quant à elle, le retour sur terre de Sainte Thérèse d'Avila (1515-1582) cinq siècles après sa mort. Ce récit à la première personne donne la parole à la Sainte dans une adresse directe au public. Le monologue, lu par la sociétaire Françoise Gillard, est ponctué de courtes interventions, tels des titres de chapitres ou des répliques à venir de la Sainte, lues par un élève académicien (chaque saison, l'Académie de la Comédie-Française accueille dix jeunes issus d'écoles supérieures et d'universités d'art pour parfaire leur formation, NDLR), ce qui permet de souligner certains faits et d'apporter un écho aux propos de Thérèse.

La pièce de Paco Bezerra, dont la création a été empêchée en Espagne suite aux attaques virulentes du parti d'extrême-droite Vox, reprend la vie de la Sainte sous un angle féministe et lui donne un poids contemporain. À une époque (le XVIe siècle) où la femme n'avait d'autre choix que de se marier, le couvent offrait une alternative. Thérèse aurait donc opté pour cette solution afin d'échapper au joug masculin, ce qui, aujourd'hui, pourrait la qualifier de féministe avant l'heure. Et c'est fort intelligemment que la pièce interroge la place de la femme dans le monde, tant au XVIe qu'au XXIe siècle.

Une écriture limpide, avec quelques fulgurances stylistiques, nous remémore, d'autre part, que la religieuse était également une femme de lettres. Sans être une comédie, la pièce emprunte beaucoup à l'humour et à l'absurde pour nous inviter à méditer sur l'existence. Et le fait de devoir, pour sa renaissance, récupérer tous les morceaux de son corps dispersé en reliques aux quatre coins de la planète n'est-il finalement pas aussi absurde que cette dispersion elle-même ?

Comme cela arrive parfois, le groupe des spectateurs engagés (constitué des spectateurs ayant assisté aux trois lectures, NDLR) eut beaucoup de difficulté à départager les pièces. Le coup de cœur fut donc attribué ex æquo à "Vania est vivant" et "Je meurs de ne pas mourir".

Théâtre du Vieux-Colombier © Isabelle Fauvel.
Mais comment ces trois pièces sont-elles arrivées au Bureau des lectures ? Rappelons tout d'abord que, contrairement à ce que l'on pourrait croire, les pièces d'auteurs contemporains ont toute leur place à la Comédie-Française, que ce soit au Vieux-Colombier et au Studio-Théâtre, scènes secondaires certes plus expérimentales, mais aussi Salle Richelieu où elles viennent régulièrement enrichir le Répertoire qui, à ce jour, compte pas moins de 3 500 pièces. Car le Répertoire, propre à cette Maison, répond à des règles simples.

Constitué de l'ensemble des pièces jouées par les Comédiens-Français Salle Richelieu, il repose sur le principe que toute œuvre, quelle que soit son époque, peut être inscrite au Répertoire par le Comité de lecture, sur proposition de l'Administrateur général. Par conséquent, le Répertoire n'est pas exclusivement "classique", mais offre une représentation éclectique des dramaturgies françaises et étrangères à travers le temps. Ainsi, par exemple, "Le Suicidé" de Nicolaï Erdman (1900-1970) et "Hécube, pas Hécube" de Tiago Rodrigues (né en 1977) sont entrés cette saison au Répertoire.

Mis en place en 2008 par Muriel Mayette-Holtz, le Bureau des lectures a donc pour mission de dénicher les talents d'aujourd'hui. Présidé par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Maison, et composé d'une dizaine de personnalités, principalement membres de l'institution, ce comité est chargé de lire et d'évaluer l'ensemble des quelque 400 manuscrits envoyés chaque année par des auteurs et des traducteurs. Parmi tous ces textes, seuls neufs sont retenus qui, chaque saison, font l'objet de lectures publiques réparties en trois cycles : écritures francophones, jeunesse et étrangères. Les textes lus en public sont donc "la crème de la crème", comme aime à le souligner Laurent Muhleisen, et c'est un régal, tant pour l'oreille que pour l'esprit, de les entendre, d'autant qu'ils sont portés par des comédiens d'excellence.

Théâtre du Vieux-Colombier © Isabelle Fauvel.
Par ailleurs, au cours de chaque cycle, un "groupe de spectateurs engagés" vote, à l'issue d'une discussion "dramaturgique" animée, pour son coup de cœur. Les textes ainsi distingués sont ensuite susceptibles d'être intégrés dans une programmation future, comme ce fut le cas, par exemple, pour "Lampedusa Beach" de Lina Prosa (en 2013), "Dancefloor Memories" de Lucie Depauw (en 2015), "Massacre" de Lluïsa Cunillé (en 2020) ou encore "7 minutes" de Stefano Massini (en 2021). Et même s'ils ne sont pas montés ensuite à la Comédie-Française, ces lectures représentent pour eux un véritable coup de projecteur. Certains auteurs, tels Yann Verburgh ou Pauline Peyrade, dont on a pu entendre les premiers textes au Bureau des lectures, sont aujourd'hui des auteurs reconnus, peut-être même nos classiques de demain…
◙ Isabelle Fauvel

Au Bureau des lectures
Vieux-Colombier, 21, rue du Vieux-Colombier, Paris 6e.
Cycle 1 Écritures francophones 13, 14 et 15 décembre 2025.
>> Réservation en ligne

Cycle 2 Écritures jeunesse 11, 12 et 13 avril 2026.
>> Infos Au Bureau de lectures 2/3

Studio-Théâtre, 99, rue de Rivoli, Galerie du Carrousel du Louvre, Paris 1er.
Cycle 3 Écritures étrangères 5, 6 et 7 juin 2026.
>> Infos Au Bureau de lectures 3/3

Isabelle Fauvel
Mardi 24 Juin 2025
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