Théâtre

"Asile" Du Pérou à la France… itinéraire d'une exilée à la révolte enracinée

Anne-Cécile Paredes a connu tôt les chemins de l'exil. Elle avait quatre ans lorsque sa mère, "l'enlevant à son père", prit un long-courrier pour joindre Lima à Paris afin de fuir la guerre civile. Avec les fragments d'une mémoire qui s'accroche aux images filmées, aux musiques ancrées dans les corps, et aux couleurs et senteurs d'un passé recomposé, elle met en je(u) un récit impliqué et à la scénographie bouillonnante. "Ça" parle en elle… comme ça nous parle.



© Anne Cecile Paredes.
(Auto)fiction animée par le souffle d'une actrice habitée, "Asile" est aussi sobre dans son titre laconique que saturé dans sa forme par nombre de vidéos, de musiques trépidantes, de tableaux vivants à la signification pas toujours probante. Ce foisonnement "en tous sens" pourrait finir par étourdir, par dérouter de l'essentiel, si ce n'était le récit de cette révolte à fleur de peau. En effet, autant le texte - d'une exilée "exemplaire" qui n'en finit pas de déplacer ses sacs entre des lieux dont le point commun est d'être "transitoire" - nous projette au cœur même d'un sujet à vif, autant l'agitation du second plan nous en déconnecte parfois.

"Peut-être que ça marche comme ça la mémoire", des événements anodins ou pas qui percutent le réel pour faire effraction dans notre quotidien. Elle parle cette mémoire débridée du plus loin qui lui en souvienne, exhumant un à un ses rêves d'avaler l'océan Atlantique pour relier l'Europe et l'Amérique. Des dates en particulier sont comme les nœuds gordiens d'une existence en perpétuelle refondation, elle qui ne se sent nulle part légitime…

Le jour de son arrivée au monde, celui de son arrivée en France, celui maudit du bombardement de l'île du Fronton, près de Lima, par le gouvernement péruvien décidant d'en finir avec les prisonniers du Sentier Lumineux (au rang desquels se trouvait son père), celui de son retour sur sa terre de naissance à la recherche de cette part manquante, celui enfin où elle s'est allongée sur le divan d'un psychanalyste… autant de buttes-témoins signalant le tracé bousculé d'un chemin d'exil, extérieur et intérieur.

© Anne Cecile Paredes.
Sa mère, fille de républicains espagnols ayant dû fuir le franquisme, elle, fille de militants d'extrême gauche, son histoire prise dans les rets d'une répétition familiale implacable. L'étrangeté nomade, ressentie comme le fil qui la relie à ses identités fragiles où une langue en recouvre une autre, entre en conflit avec elle jusqu'à oblitérer celle d'origine, sans compter le trouble apporté par les formulaires administratifs qui, s'ils reconnaissent son identité française par le droit du sang (sa mère étant française), lui attribuent le discriminant 99 ("née à l'étranger") attaché à vie à son numéro de sécurité sociale.

Alors, comme pour exorciser l'exilée en elle, elle modifie le destin en choisissant, comme prénom à sa petite sœur, le doux nom d'Elisa… l'anagramme parfait d'asile. Une manière de transcender par le pouvoir des mots la réalité qui résiste. Cependant elle insiste, tonitrue cette réalité de l'exil qui redouble ses effets ; à l'exil du pays d'origine, s'ajoute en effet l'exil de classe réservé par le "pays d'accueil". Désormais, des Zones Urbaines Prioritaires aux quartiers de gentrification, elle apprendra à s'approprier les codes des dominants pour mieux infiltrer le monde des nantis, menant une guerre invisible pour prendre le pouvoir.

© Anne Cecile Paredes.
Car l'héritage de la guerre civile péruvienne, elle l'a transporté dans le petit sac en cuir de ses quatre ans. Cette violence originelle, elle a mué dans les barres d'immeubles (aux apparts faisant écho à celui de "La Mère à Titi" de Renaud) des quartiers sensibles de France "accueillant" de nombreuses communautés ayant échoué là. Encore elle, sera-t-elle "repérée" par un cinéaste et échappera ainsi au destin tout tracé de sa classe (cf. Didier Eribon), les études - sous le sceau du conflit de loyauté intériorisé - parachevant la mutation…

Mais sa révolte n'est pas apaisée pour autant. Elle est toujours là, à jamais inscrite dans la chair de celle qui a maintenant acquis les mots pour la dire - et trouver le théâtre pour la faire entendre - en lien avec l'actualité (Adama Traoré, le film Les Misérables de Ladj Ly…). Des séquences vidéo (celle tirée des archives montrant les ruines des prisons d'El Frontón), la débauche d'écheveaux de laine péruvienne et les musiques latines échevelées, étayent le propos en le colorant de gris et de couleurs éclatantes.

Ce que l'on retiendra (passant outre le trop-plein parfois de la scénographie), c'est la force implacable d'un témoignage réécrit en lettres de sang et de feu pour dire l'exil, un drame actuel.

"Asile"

Texte : Anne-Cécile Paredes.
Mise en scène : Anne-Cécile Paredes et Cyrielle Bloy.
Avec : Marion Lambert, Sophie Fougy, Johann Loiseau.
Regard complice : Cyril Jaubert.
Création sonore : Johann Mazé Et Johann Loiseau.
Création lumière : Éric Blosse.
Création costume : Sophie Fougy.
Création du thème musical : Cesar Amarante.
Montage vidéo et post production : Mélodie Gottardy.
Régie générale : Raphaël Droin.
Par OLA et Opéra Pagaï.

A été représenté du 19 au 22 novembre 2019 au Glob Théâtre Bordeaux, Scène conventionnée d'intérêt national art et création.
>> globtheatre.net

Tournée à venir
24 janvier 2020 : L'Avant-Scène, Cognac (16).


Yves Kafka
Mercredi 4 Décembre 2019
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