Théâtre

Appeler la mémoire pour questionner nos résignations et leurs conséquences

"Femme non-rééducable", Théâtre de L'atelier, Paris

Le 7 octobre 2006, Anna Politkovskaïa rentre des courses et décharge ses sacs de provisions. Elle a l'habitude de les monter en deux fois et a déjà effectué un premier voyage... Elle est découverte morte dans sa cage d'escalier, un pistolet et 4 balles à ses côtés... et le restant de ses courses renversé près d'elle. 4 balles dont une à la tête...



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Un an avant, Vladislav Sourkov, le très puissant secrétaire de Vladimir Poutine, signe une circulaire dans laquelle il établit que les ennemis de l'État se divisent en deux catégories : ceux avec qui on peut raisonner et les autres, nommés "non-rééducables". Anna Politkovskaïa, journaliste ayant couvert - plus de quarante fois sur le terrain - les évènements de Tchétchénie, fut sans conteste classée définitivement dans cette catégorie.

Le texte de Stefano Massini, sous titré "Mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa", mis en scène par Arnaud Meunier, est un témoignage sur la vie de cette femme qui ne cessa de relater les exactions des camps russes et tchétchènes par une description objective, concrète, des situations et des actes commis.

Par le choix de moments clés et effrayants - prise d'otages d'enfants à Beslan ou celle des spectateurs au théâtre Doubrovka -, de situations fortes - les "veuves noires" prêtes à se faire exploser en direct à la télévision -, de souvenirs dramatiques, Stefano Massini retrace le parcours d'une journaliste qui fera son métier jusqu'au bout, comme la vingtaine d'autres tués en Russie depuis 2000, année de l'élection de Poutine. Aujourd’hui comme hier, il n'est pas bon d'être journaliste en Russie. Anna Politkovskaïa en a payer le prix... cher et définitif.

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Mais ici, pas de pathos, pas d'affects, des faits, rien que des faits... Pas de mise en scène spectaculaire, pas d'effets vidéos ou numériques à la mode, mais de la sobriété, une forme de pudeur pour dire le travail simple, courageux mais risqué d'une journaliste qui revendique ses convictions - la défense des droits humains - et sa volonté du "faire savoir"... et qui se considérait comme une femme ordinaire : "deux yeux et un stylo" pour informer, éclairer les opinions publiques.

Anne Alvaro, dans le rôle de Politkovskaïa, nous offre une interprétation remarquable de justesse, d'intensité maîtrisée, à la fois pleine de retenue et de crudité descriptive, à la limite du documentaire, mais avec l'énergie nécessaire, savamment dosée, pour nous faire sentir l'odeur âcre de la poudre associée à une sensation imaginée de la moiteur gluante du sang répandu partout par les soldats russes, les milices mais aussi les rebelles. Car, ici - et c'était le point d'honneur d'Anna - pas de prises de position... l'atroce violence des événements s'imposent à nous et ceux-ci contiennent en eux leur propre jugement...

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Régis Royer apporte, avec beaucoup de maestria, un contrepoint équilibré à la stature superbe et quasi totémique d'Anne Alvaro en donnant vie aux personnages masculins ayant fait ou pu faire partie de la vie d'Anna : un jeune militaire, un médecin, le fils d'Anna, un colonel, etc. Et troisième "acteur", le violoniste Régis Huby propose en directe ses compositions musicales, agissant comme un générateur d'univers sonores apaisants ou envoûtants, habillant le récit d'atmosphères imaginaires accentuant ou atténuant les émotions ressenties.

Le décor est dans le même esprit, minimaliste, épuré... Une simple matérialisation d'un no man's land , un entre-deux où se trouve Anna, coincée en Russes et Tchétchènes... Et un tapis de bris de verre comme pour marquer des jours et des jours de vitres soufflées par les explosions.

Par le choix du jeu, plein de retenue, et d'une mise en scène habile et intelligente, Arnaud Meunier permet au théâtre de désamorcer ici la violence des propos, permettant la prise de recul pour faire revivre les évènements, faire revivre Anna Politkovskaïa, pour lui donner la possibilité d'une (re)prise de parole... Faire office de mémorandum pour se souvenir... Et, dans le contexte actuel où la Russie reste au cœur des questions géopolitiques, le texte de Stefano Massini est plus que jamais une invitation à un questionnement collectif sur nos résignations - petites ou grandes - et à leurs conséquences.

"Femme non-rééducable"

Mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa.
Texte : Stefano Massini.
Traduction de Pietro Pizzuti.
Mise en scène : Arnaud Meunier.
Assistante à la mise en scène : Charlotte Lagrange.
Avec : Anne Alvaro, Régis Royer et Régis Huby.
Création sonore et musicien : Régis Huby (violon).
Lumière et scénographie : Nicolas Marie.
Costumes : Ouria Dahmani-Khouhli.
Durée : 1 h 30.

Du 13 mars au 28 mai 2014.
Du mardi au samedi à 19 h, dimanche à 17 h.
Théâtre de L'atelier, Paris 18e, 01 46 06 49 24.
>> theatre-atelier.com

Gil Chauveau
Vendredi 11 Avril 2014
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