Théâtre

"Allers-Retours", la farce tragique actuelle des frontières éclate dans ce texte écrit il y a un siècle

"Allers-Retours", Théâtre de l'Épée de Bois, Paris

Alain Batis décide de monter la pièce de Von Horváth, écrite en 1933, tant les thèmes qu'elle brandit sont cruellement actuels. Les frontières, qu'elles soient celles de l'Europe contre l'Afrique ou celles des USA contre l'Amérique du Sud, sont devenues des murs entre pays nantis, développés et pays en guerre ou en famine…



© Jean-Bernard Scotto.
Et les zones de transit, les camps de réfugiés, les périmètres de non-droit fourmillent même à l'intérieur des pays. "Allers-Retours" met ainsi en lumière le destin absurde d'un homme rejeté de partout.

C'est sur un air de comédie absurde que toute la pièce chante. En 1933, Von Horváth résidait en Allemagne où les nazis d'Hitler finissaient de planter leurs barbelés. Ce texte est l'un des derniers qu'il put encore écrire avant d'être forcé à l'exil. Et encore, la pièce ne fut pas montée, ni là-bas, ni à Vienne.

Elle a pourtant l'apparence d'une farce sur une situation absurde et imaginaire : celle d'un homme expulsé par le pays où il vivait depuis cinquante ans, vers le pays d'où il est ressortissant, mais qui refuse de l'accueillir à cause d'une loi passée entre-temps. La raison de son expulsion ? Son commerce, une droguerie, a fait faillite et, de ce fait, l'état où il a toujours vécu le jette dehors comme un vaurien.

Cela rappelle évidemment les frontières ouvertes aux fortunées, fermées aux déshérités, que nous connaissons bien.

© Jean-Bernard Scotto.
La pièce déroule donc son récit sur un passage frontalier, un pont. D'un côté et de l'autre, des préposés aux douanes de chaque pays et leurs familles, leurs vies. Des voisins en quelque sorte dont les existences sont faites de rivalités mais aussi d'histoires d'amour qui se fichent bien des frontières et des papiers. Mais ce sont aussi des ennemis potentiels, des traqueurs de clandestins, des figures du pouvoir, aussi humbles et minables soient-ils.

L'exilé passe d'un pays à l'autre, en transit permanent sur le fleuve. Un fleuve qui est comme une tête de pont où circulent également des amours, un pêcheur de brochets et sa femme, des trafiquants de cocaïne, des commissaires et des ministres de l'intérieur venus incognito nouer des accords secrets entre les deux pays.

Le haut du panier et les écrevisses mêlés dans les mêmes pans d'ombres. C'est un flamboiement de caractères troussés à grands traits, de répliques vertes ou vertueuses, de combines ou de pseudos droitures qui s'agitent pour préserver un semblant d'ordre. Absurde, lui aussi.

Au milieu de tout ça, l'exilé est un pion dans un jeu où tout lui échappe. Un jeu de dupe, absolument bien mis en valeur dans le côté cabaret, chanté, joué, grimé par cette troupe riche en talents. Alain Batis use avec justesse des codes de la farce de tréteaux avec des éclats de théâtre brechtien qui donnent le grain en noir et blanc de la tragédie. Oui, l'exubérance du ton pour faire avaler l'amertume de l'histoire.

"Allers-Retours"
La troupe entière fait preuve d'une rigueur et d'un travail énormes pour la création de ces personnages. Une vitalité qui permet d'effacer totalement tout didactisme. Un cocktail délicat qui, à un ou deux moments, flotte dans le superficiel, mais qui, sur la continuité du spectacle, tient la gageure de faire rire avec des situations graves ou émouvantes.

Pourtant, en y repensant, on frémit du tour pendable que nous joue l'histoire en faisant de cette situation précédant la Deuxième Guerre mondiale, une situation qui semble tellement d'aujourd'hui. En espérant un avenir moins noir qu'il n'a été.

"Allers-Retours"

© Jean-Bernard Scotto.
Texte : Ödön Von Horváth.
Traduction : Henri Christophe - L'Arche Éditeur.
Mise en scène : Alain Batis.
Dramaturgie : Jean-Louis Besson.
Avec : Raphaël Almosni, Sylvia Amato, Alain Carnat, Laurent Desponds, Théo Kerfridin, Sophie Kircher, Marc Ségala, Marie-Céline Tuvache.
Scénographie : Sandrine Lamblin.
Musique : Cyriaque Bellot.
Costumes : Jean-Bernard Scotto.
Lumières : Jean-Louis Martineau.
Perruques, maquillages : Judith Scotto.
Chorégraphie : Amélie Patard (sous réserve).
Régie lumières : Emilie Cerniaut.
Régie son : Gaultier Patrice.
Durée : 2 h.
À partir de 12 ans.
Compagnie La Mandarine Blanche.

Du 29 novembre au 23 décembre 2018.
Du jeudi au samedi à 20 h 30, samedi et dimanche à 16 h.
Théâtre de l'Épée de Bois, La Cartoucherie, Paris 12e, 01 48 08 39 74.
>> epeedebois.com

Bruno Fougniès
Mercredi 5 Décembre 2018
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