Lyrique

Alain Altinoglu, un chef fougueux à Bastille

"Don Giovanni", l'opéra de Mozart (dans la version mise en scène par Michael Haneke), est de retour à l'Opéra Bastille à partir du 15 janvier 2015 avec une nouvelle distribution. À la baguette, c'est Alain Altinoglu, le plus célèbre des jeunes chefs français dans le monde que le public retrouvera. Celui-ci, dont la carrière connaît à juste titre une irrésistible ascension, a bien voulu nous recevoir.



"Don Giovanni" © DR.
À la fin d'une semaine tragique et entre deux séances de répétition agitées en ce vendredi 9 janvier (avec quelques musiciens de l'orchestre de l'Opéra de Paris inquiets pour leurs proches alors que la violence paralyse la ville), Alain Altinoglu m'accueille chaleureusement avec sa simplicité habituelle. Il s'excuse presque de m'accueillir dans sa loge "un peu petite" et surtout "sans fenêtre". Son intérêt, me confie-t-il, c'est qu'elle est la plus proche de la fosse. Quasi monacale, elle est cependant pourvue d'un piano droit - rappelant que le chef d'orchestre est aussi un pianiste.

Après une petite visite de la fosse de l'orchestre (montée sur vérin) qu'on a remontée puisque l'orchestre mozartien nécessite ici seulement cinquante musiciens, le Maestro nous parle de "Don Giovanni" qu'il dirige à Paris après l'avoir donné à l'Opéra de Vienne (et avant Covent Garden en juin 2015).

Christine Ducq pour La Revue du Spectacle - Vous allez diriger une production déjà donnée à Paris dans une mise en scène de Michael Haneke.

Alain Altinoglu - Oui. Elle est donnée pour la quatrième fois. Créée à Garnier en 2006, elle a connu déjà deux reprises à Bastille.

Je l'ai vue en 2012. J'adore cette production. Pourtant certaines personnes n'avaient guère apprécié les changements apportés à l'ouvrage par Michael Haneke...

Alain Altinoglu - Ce ne sont pas vraiment des changements comme le font certains metteurs en scène. Il y a juste des rajouts de silence. C'est-à-dire qu'on coupe une phrase musicale en deux. On vit quelque chose pendant ce silence.
Mais si on repense à la manière dont Mozart lui-même improvisait tout le temps les récitatifs - c'est lui qui était au piano-forte -, chaque fois différemment à chaque représentation, cela va dans ce sens-là. Personne n'a touché à la musique.

Mais il y avait certains changements de mots (seulement dans les surtitres) et nous lisions "femme de ménage" à la place de "paysanne", pour Zerlina par exemple.

Alain Altinoglu - Ah oui. Alors cela, c'est moins bien ! (rires). Avec cette production, nous transposons l'intrigue au XXIe siècle. Donc, nous imaginons que Don Giovanni peut être un chef d'entreprise, il a l'autorité, le pouvoir - au XVIIIe siècle, c'est l'aristocratie évidemment. Ici, nous voyons du personnel de nettoyage et non plus des paysans dans Zerline et Masetto. C'est un petit changement.

Alain Altinoglu © DR.
Cela me gêne moins à la limite que la fin. Avec Haneke, on est tellement dans l'humain, dans le réel qu'on n'a plus la dimension métaphysique de l'opéra. Quand le Commandeur survient à la fin - et c'est un des moments clés de l'ouvrage - je pense que nous avons besoin de cette dimension métaphysique du fantôme. Avec Haneke, le personnel de ménage jette Don Giovanni par la fenêtre d'une grande tour de sa holding. Pourquoi pas ? Mais manque le jugement divin, tout reste entre les hommes. La métaphysique me manque un peu dans cette production. Et du coup la morale contenue dans l'épilogue- représenté à Prague en 1788 mais pas à Vienne d'ailleurs peu après - marque moins. Elle doit être un peu hors du temps mais est-ce possible sans la dimension métaphysique de l'opéra ? Sinon, je trouve cette production très forte par ailleurs.

Quelles seront les différences entre cette production de 2015 et les précédentes ?

Alain Altinoglu - Vous allez constater que cette production n'a rien à voir avec ce que vous avez déjà vu car les chanteurs ne sont pas les mêmes. C'est pour cela d'ailleurs que, sur le site de l'Opéra, le programme précise que la mise en scène est "d'après Michael Haneke".

Peter Mattei a été le premier Don Giovanni dans cette mise en scène, un Don Giovanni génial mais un peu froid. C'est un chanteur scandinave. Erwin Schrott qui le remplace est beaucoup plus sauvage, animal et il joue beaucoup plus sur le côté bouffe du personnage. C'est un baryton qui a beaucoup chanté Leporello. Jouer le côté bouffe du "libertin dissolu" est à mon avis une des intentions premières de Mozart. Il n'est jamais complètement dans le comique ou dans le tragique mais mélange toujours ces deux registres. Cela change toute la vision de la mise en scène de Haneke et les gens vont voir un spectacle entièrement différent.

Les silences imposés par sa mise en scène vous dérangent-ils ?

Alain Altinoglu - Cela dépend. Quand il y a des silences - je le dis - qui ne me semblent pas justifiés, je les raccourcis. L'assistant de Michael Haneke est là, nous en discutons. Et il y a silence et silence. On a le silence qui peut ne pas être accompagné par le piano-forte, mais on a aussi des silences dans lesquels on peut rajouter des arpèges, des forte. Et la sensation dans le public n'est pas du tout la même.

Pouvez-vous imposer votre vision de l'œuvre dans une production qui préexiste ?

Alain Altinoglu - Bien sûr ! Quand on dirige, on a son idée de l'interprétation générale de l'œuvre et il y a ensuite l'adaptation qui se fait en fonction des chanteurs et de la mise en scène. Évidemment que je ne fais pas le même "Don Giovanni" que celui que j'ai dirigé à Vienne et que celui que je dirigerai à Londres en juin. C'est à chaque fois différent. Mais je conserve ma vision de Mozart et de l'œuvre. Les tempos sont pratiquement les mêmes, ils changent à peine.

Peter Mattei (Don Giovanni) et David Bizic (Leporello) dans la version 2012 © Charles Duprat.
Qu'est-ce que Mozart a voulu faire en composant "Don Giovanni" à votre avis ?

Alain Altinoglu - Ce mélange du tragique et du comique, c'est vraiment Mozart. Ce n'est pas son premier Da Ponte (le librettiste NDLR) puisque avant il y a eu "Les Noces de Figaro" et ensuite il y aura "Cosi fan Tutte". Le livret était très important pour lui. Mozart est vraiment un grand dramaturge. Et il se tenait très au courant de la politique avec son engagement maçonnique - très différent de ce qu'est la Franc-Maçonnerie aujourd'hui. Mozart savait ce qui se passait en France et qu'il y aurait une révolution. Je pense que cet arrière-plan philosophique et politique est important pour l'œuvre.

"Don Giovanni" est d'ailleurs un chef-d'œuvre incroyable, un des plus grands de la littérature musicale. Il peut être lu selon tellement de niveaux différents !
Ne serait-ce que si on prend des aspects techniques musicaux. Prenons la fin du premier acte : Mozart superpose quatre orchestres en même temps dont trois sur scène pendant le bal, c'est de la folie ! Personne n'avait fait cela avant lui et personne ne le fera avant longtemps. Dans cette production, on ne verra malheureusement pas ces trois orchestres qui seront en coulisses - et sonorisés à cette fin. À chaque fois que je dirige cette partition, je redécouvre des choses incroyables !

Un chef-d'œuvre inépuisable ?

Alain Altinoglu - Oui. Les personnages peuvent être vus de manières très différentes. C'est pour cela que le personnage de Don Giovanni interprété par Erwin sera différent de celui de Peter avec pourtant la même musique et les mêmes mots.

Quelles sont vos relations avec l'orchestre de l'Opéra de Paris ?

Alain Altinoglu - J'ai un rapport extrêmement particulier avec lui. J'ai commencé dans cette maison en 1997 comme pianiste, chef de chant, souffleur, j'ai même fait les surtitres. Je connais quatre-vingt-quinze pour cent des musiciens de l'orchestre ! Je les tutoie, ils me connaissent. Je sais ce qu'ils aiment, ce qu'ils n'aiment pas et ce dont ils ont besoin.

Vous diriez qu'il a quelle identité ?

Alain Altinoglu - Une identité française. Maintenant que je dirige de nombreux orchestres dans le monde entier (même si leur son se mondialise avec internet : tout le monde s'écoute mais il reste des particularismes), je dirai que l'orchestre a une couleur française avec les transparences des cordes et des bois extrêmement brillants. Il y a un niveau de bois inégalé dans le monde. Et il est comme les musiciens sont - avec un peu de folie qui n'existe pas peut-être en Allemagne et aux États-Unis. Oui, il y a une folie française.

Vous dirigez partout dans le monde. Quel orchestre, quelle maison peuvent encore vous faire rêver ?

Alain Altinoglu - Je connais maintenant pratiquement toutes les grandes maisons d'opéra (rires) ! La Philharmonie de Berlin est dans mes projets ainsi que le Concertgebouw d'Amsterdam.

Que pensez-vous des polémiques autour de la Philharmonie de Paris ? Comptez-vous y diriger un concert ?

Alain Altinoglu - Pas cette année, je suis presque tout le temps à l'étranger. J'y serai l'année suivante.
Quant aux polémiques sur la localisation de la Philharmonie au nord de Paris, je ne comprends pas. Je me réjouis au contraire de cette implantation. Nous avons un nouvel auditorium à Radio France situé dans le sud de Paris et la Philharmonie au nord. Évidemment, le public de la musique classique vient plutôt de l'ouest parisien, du XVIe, du VIIIe. Mais j'espère qu'il viendra ! Et j'espère aussi que la Philharmonie gagnera un nouveau public. J'ai grandi en banlieue dans les cités, en HLM entre Maisons-Alfort et Créteil. Quand j'invitais mes amis - des gens qui ne faisaient pas du tout de musique classique - pour me voir jouer du piano, il y avait une fascination pour cette musique. Les jeunes, s'ils ne viennent pas aux concerts classiques, c'est parce qu'ils ne connaissent pas. Si on leur offrait une éducation musicale, ils seraient sensibles à cette richesse.

Vous êtes le troisième chef français après Cluytens et Boulez à être invité à diriger à Bayreuth - à l'été 2015. Comment cela s'est-il fait ?

Alain Altinoglu - Le "Lohengrin" que je vais diriger est une production vieille de cinq ans à Bayreuth. Andris Nelsons devait la diriger mais il a obtenu un poste à Boston et Tangelwood. Il a dû renoncer et le poste était vacant. On a pensé à moi. Je connais Eva Wagner, l'arrière arrière petite fille de Richard Wagner depuis mes dix-huit ans. Elle a suivi mon parcours et est souvent venue m'écouter. J'ai aussi collaboré avec le metteur en scène de "Lohengrin", Hans Neuenfels, sur "Manon Lescaut" à Munich. Tous deux ont vu mon "Vaisseau fantôme" avec Bryn Terfel à Zürich. Mon Wagner s'est bien passé. Et je connais beaucoup des musiciens qui composent l'orchestre de Bayreuth puisqu‘ils viennent de diverses formations, de Dresde, Bamberg et ailleurs.

Spectacle du 15 janvier au 14 février 2015.

Opéra national de Paris, 08 92 89 90 90.
Place de la Bastille 75012.
>> operadeparis.fr

"Don Giovanni" (1787).
Dramma giocoso en deux actes.
Musique de W. A. Mozart (1756 - 1791).
Livret de L. Da Ponte.
En langue italienne surtitrée en français.

Selon une mise en scène de Michael Haneke.

Alain Altinoglu, direction musicale.
Christoph Kanter, décors.
Annette Beaufaÿs, costumes.
André Diot, lumières.
José Luis Basso, Chef des Chœurs.

Erwin Schrott, Don Giovanni.
Liang Li, Il Commandatore.
Tatiana Lisnic, Donna Anna.
Stefan Pop, Don Ottavio.
Marie-Adeline Henry, Donna Elvira.
Adrian Sämpetrean, Leporello.
Alexandre Duhamel, Masetto.
Serena Malfi, Zerlina.

Christine Ducq
Mercredi 14 Janvier 2015
Dans la même rubrique :