Théâtre

"Abysses" Lampedusa, son cimetière marin, mon père et moi

Cela pourrait être le titre d'une fable de La Fontaine remastérisée dont la morale serait là implicite. Une morale à trouver dans les plis du récit – beau comme peut l'être le tragique porté à son incandescence – délivré par Davide Enia, mis en jeu par Alexandra Tobelaim dans un "théâtre-récit" au flux ininterrompu, interprété corps et âme par Solal Bouloudine, accompagné en live par la guitare et la voix suave de Claire Vailler. Une fiction nourrie de réalités à vif… qui aurait pu, qui aurait dû, nous atteindre comme un coup de poing en plein plexus…



© Matthieu Edet.
Émergeant du halo lumineux – tranchant avec le noir du plateau d'où émerge la guitare de Claire Vailler toute de noir vêtue –, l'interprète du récit fleuve nous fait face. Solal Bouloudine, les yeux plantés dans les nôtres, s'apprête à nous "parler"… à la première personne, celle d'un témoin, passeur d'histoires de naufrages. Il prêtera sa voix pour faire résonner jusqu'à nous les drames de Mare Nostrum, notre mer, la Méditerranée, cimetière marin des drames contemporains intriqués à un autre, plus intime, la relation à un père taiseux.

Très vite, ces drames n'étant pas sur le même plan et ne revêtant pas la même gravité universelle, on se demande s'il n'y aurait pas là objet de confusion entre les horizons d'attente. Mais si effectivement la petite histoire personnelle d'une relation père-fils – marquée par un silence abyssal, résultat d'un héritage familial – trouve un écho dans la grande narration, elle ne submerge pas pour autant le drame humanitaire vécu… Lampedusa, île italienne au large des côtes tunisiennes, libyennes et siciliennes, territoire au relief rocailleux battu par les vents et aux côtes escarpées, devient le temps de la représentation, théâtre à ciel ouvert des tragédies migratoires en fosses marines.

© Matthieu Edet.
Tout commence par le récit rapporté d'un nageur-sauveteur, devenu plongeur tant il adorait la beauté mystérieuse des immersions et la paix magnifique des profondeurs. Il confie, voix au bord des sanglots, qu'en mer la mort est désormais sa compagne. Aucune alternative n'existe, et si chaque vie est sacrée, la mathématique sert de seul repère pour savoir qui sauver : ces trois hommes en train de disparaître dans les vagues ? ou cette mère et son bébé à quelques mètres d'eux ? Le temps manque, et le calcul sert seul de boussole.

S'enchaîne le récit de pêcheurs dont les filets remontent leurs cargaisons de calamars, crevettes et rougets, auxquels se mêlent un ou deux corps. Les bateaux immobilisés, la perte de leurs activités, le choc de la mort à visage humain hideux, telle est ici la vie quotidienne des travailleurs de la mer… L'intensité dramatique de ces témoignages redouble encore lorsqu'elle est portée par les amis du narrateur, habitant une petite maison en bordure de mer. Ainsi de la femme du couple, qui, entre l'instinct de sa propre survie et celui de sauver son prochain, s'élance dans la tempête pour venir au secours d'un garçon, lequel, grâce à elle, "vomit la mer". Ainsi de son mari qui se jette à l'eau pour sauver, encore et encore, un nouveau-né, un gamin, etc. Générosité naturelle des habitants de l'île qui, au-delà de toutes croyances et appartenances, ont élu la vie comme bien à préserver coûte que coûte.

© Matthieu Edet.
Suivent dans le même flux, d'autres récits tout autant paroxystiques… Les débarquements des rescapés repêchés en mer par les vedettes de sauvetage et leurs cortèges, laissant sans voix de nouveau-nés transis, d'enfants hébétés, et de jeunes filles à bout de force posant pied sur la terre ferme… Le sort des migrantes passées par la Lybie, violées plusieurs fois par jour par des tortionnaires… Le légiste relatant l'état des corps restés dans les cales, peau gélatineuse, organes mangés par le sel et les poissons… L'odeur insupportable des morts que le gardien du cimetière extrait des bateaux échoués, pour laver chaque corps, le parfumer et lui donner une sépulture… Le sauvetage désespéré d'un fils, arraché à bout de bras à la furie d'une mer déchainée… Au fur et à mesure, le visage de l'interprète se déforme sous l'effet des horreurs dont il se fait porte-paroles, son corps entier - écume aux lèvres, yeux exorbités, tremblements compulsifs - se faisant porte-drapeau des sacrifiés…

Nous revient alors en mémoire le "Paradoxe sur le Comédien" de Denis Diderot qui, dès le XVIIIe siècle, prenait ses distances avec la sensibilité exacerbée de l'acteur s'identifiant à son rôle, pour prôner un "jeu de sang-froid", précurseur de la distanciation brechtienne.

© Matthieu Edet.
C'est en effet à cet endroit, qu'au lieu d'être happé par la force du récit dramatique, on décroche. En effet, l'intensité expressionniste (recherchée par la metteuse en scène) de l'interprétation rend difficilement "entendable" le propos. Non que ce dernier ait, de quelque façon que ce soit, outrepassé la réalité du drame migratoire vécu en direct – "Plus de 2 500 hommes, femmes et enfants sont morts ou disparus en Méditerranée en 2023 selon l'ONU", cf. Le Monde du 9 septembre dernier – mais parce qu'aucun espace ne nous est laissé, à nous spectateurs captifs, pour construire notre propre interprétation…

Un peu comme si nous étions à notre tour noyés sous l'effet des vagues déferlantes de l'interprétation "désespérément" surjouée, nous laissant peu de chance de pouvoir réfléchir son contenu. C'est d'autant plus dommage que le texte est fort, et les intentions tout autant… Heureusement que la voix douce et belle de la guitariste, distillant des chansons siciliennes envoûtantes, ménage des sas salutaires nous permettant de reprendre souffle.

Vu le mercredi 29 novembre 2023, Salle Vauthier, au TnBA à Bordeaux.

"Abysses"

© Matthieu Edet.
Texte, Davide Enia.
Traduction : Olivier Favier.
Mise en scène : Alexandra Tobelaim.
Avec : Solal Bouloudnine et Claire Vailler (guitare et voix).
Composition musicale : Claire Vailler et Olivier Mellano.
Scénographie : Olivier Thomas.
Création lumière : Alexandre Martre.
Régie son et régie générale : Émile Wacquiez.
À partir de 15 ans.
Durée : 1 h 15.

A été représenté du mardi 28 novembre au vendredi 1er décembre 2023, au TnBA, Bordeaux.

Tournée
Du 18 au 20 janvier 2024 : Le CentQuatre #104, Paris (19e).
6 février 2024 : ATP des Vosges, Épinal (88).
9 et 10 février 2024 : Théâtre d'Esch, Esch-sur-Alzette (Luxembourg).
13 et 14 février 2024 : Le Quai - CDN, Angers (49).
Du 28 février au 9 mars 2024 : Théâtre 13, Paris (13e).
13 mars et 14 mars 2024 : Théâtre Sorano, Toulouse (31).
21 mars 2024 : La Garance, Cavaillon (84).
4 et 5 avril 2024 : CDNOI, Saint-Denis de La Réunion.

Yves Kafka
Mardi 12 Décembre 2023
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