Théâtre

"A Bright Room Called Day" Les rhizomes de la résistible ascension de la peste brune

Si, dès 1941, dans "La résistible Ascension d'Arturo Ui", Bertolt Brecht défiait le pouvoir nazi en présentant une parabole mordante de la prise de pouvoir d'Adolf Hitler, Tony Kushner, en réécrivant en 2019 son scénario de "A Bright Room Called Day" (daté de 1984), projette sur une communauté d'artistes berlinois de 1932 l'ombre de Trump qui, après celle de Reagan, prépare le terreau dont se nourrit insidieusement l'hydre "immonde".



© Pierre Planchenault.
Dans une mise en scène limpide ne sacrifiant pour autant rien à la complexité des enjeux vécus, à fleur de peau, par ce groupe d'artistes - auquel il est d'autant plus aisé de s'identifier que le "transfert" est amplement favorisé par les analogies criantes avec notre époque -, Catherine Marnas fait monter imperceptiblement la pression conduisant à l'explosion finale.

Le dispositif scénique, respectant scrupuleusement l'écrit de l'auteur américain, propose une double mise en abyme de l'action berlinoise. D'abord le personnage de la chanteuse punk rock, "inventée" dès les années reaganiennes pour commenter à distance l'histoire en train de se faire sous nos yeux, ensuite celui de l'auteur incarné sur le plateau pour entretenir un hallucinant dialogue, ici et maintenant, avec son icône "de papier", celle-ci tout comme les protagonistes de 1932 échappant de toute évidence à leur original créateur.

© Pierre Planchenault.
Comment aurait-on pu s'imaginer, en 1932, en voyant cette marionnette à moustache ridicule s'agitant en tous sens, qu'elle deviendrait en quelques années la responsable du chaos génocidaire décimant juifs, communistes, gitans, homosexuels, handicapés mentaux, et plus globalement toutes celles et ceux tentant de s'opposer à sa démence promue en horizon politique ? Comment pouvoir s'imaginer que les ferments de l'ultra-libéralisme de l'acteur de seconde zone que fut Ronald Reagan dans les années quatre-vingt allaient, sous les traits de Donald Trump (prénoms de - mauvais – clowns), mener droit dans le mur les démocraties actuelles ?

Pas plus que ces artistes fêtant joyeusement le nouvel an 1932 à grands renforts de champagne, sommes-nous "avertis" du danger imminent ? Bien sûr - comme eux -, nous en parlons en fin de repas ou apéros festifs, conscients - comme eux - de l'énormité ubuesque des propos et actes de fantoches installés démocratiquement (sic) dans leur toute-puissance… Les conséquences semblant impossibles à admettre, nous repartons vaquer à nos occupations. Ainsi va la vie, la bête rôde attendant le moment pour obtenir les suffrages du peuple assoupi.

Aux rigolades avinées de cette bande de joyeux lurons, réunis dans cette "chambre claire nommée jour" - où viendront peu à peu s'infiltrer les bruits de bottes du monde extérieur -, succéderont les angoisses liées au rétrécissement des libertés, un univers lugubre, sorte de huis clos préservé qui se fissure et s'assombrit au rythme calendaire des annonces projetées en noir et blanc sur écran, scandant la montée en puissance de l'innommable.

Les inventions scénographiques donnent à voir le double visage de l'horreur et de la bouffonnerie réunies dans le même. Ainsi, la marionnette-épouvantail d'Adolf Hitler dont la tête-cafetière n'arrête pas de caqueter "Je suis le sauveur de l'Allemagne !", amenant la chanteuse rock à couvrir, en 84-85 - en écho à la montée de l'ultra-libéralisme et de ses avatars liberticides -, les murs de Berlin d'une croix gammée… Signe que les autorités de la Mairie de Bordeaux 2020 ont demandé à retirer expressément des affiches du spectacle, au nom bien sûr du politiquement correct visant à faire disparaître de la vue… ce qui progresse en coulisses insidieusement. Ainsi en va-t-il de la politique culturelle d'une ville (de droite).

© Pierre Planchenault.
Sur le terreau de la désolation d'un capitalisme broyant les plus pauvres, le fascisme progresse en instrumentalisant les légitimes rancœurs. Jouant entre onirisme fantastique et réalité crue, la mise en scène introduit la séquence tonitruante de l'intrusion du Diable en personne, prêt à accorder toutes promesses illusoires aux mortels en échange de leur âme.

La fin programmée de la république de Weimar, suite à la nomination d'Adolf Hitler comme chancelier le 30 janvier 1933, sonne le glas de toutes velléités de libertés et, lorsque brûlera le Reichstag, dont les flammes illuminent "la chambre claire", les nazis en profiteront pour promulguer l'état d'exception leur donnant, au nom de "la protection du peuple et de l'État", tous les pouvoirs.

Et si "les rêves de la gauche sont toujours beaux", c'est bien la désunion des forces de gauche qui a fait - et fera - le lit de la dévastation des libertés, chacune, chacun, avouant son impuissance à pouvoir tenter autre chose que sauver sa peau. Ainsi en va-t-il de l'émouvant homosexuel n'ayant pu se résoudre à tirer à bout portant une balle dans la nuque du Führer tant son désir de vivre est plus grand que celui de se sacrifier, fût-ce à une juste cause.

Toute ressemblance avec notre époque... L'Histoire ne repasse pas les plats et comme rien ne ressemble à la référence originelle, etc. Des enfants du peuple déçu, inscrits naguère au Parti Communiste, rejoignant les bataillons du Rassemblement National, est-ce là pur cauchemar éveillé ou réalité sournoisement "en marche" ? S'emparant avec envie de l'écrit de Tony Kushner, Catherine Marnas et ses comédiens complices trouvent là l'opportunité de poser artistiquement la (bonne) question.

"A Bright Room Called Day… Une chambre claire nommée jour"

© Pierre Planchenault.
Texte : Tony Kushner.
Traduction et dramaturgie : Daniel Loayza.
Mise en scène : Catherine Marnas.
Assistants à la mise en scène : Odille Lauria et Thibaut Seyt (stagiaire).
Avec : Simon Delgrange, Annabelle Garcia, Julie Papin, Tonin Palazzotto, Agnès Pontier, Sophie Richelieu, Gurshad Shaheman, Yacine Sif El Islam, Bénédicte Simon.
Scénographie : Carlos Calvo.
Musique : Boris Kohlmayer.
Son : Madame Miniature, assistée de Jean-Christophe Chiron et d'Edith Baert.
Conseil et préparation musicale : Eduardo Lopes.
Lumières : Michel Theuil, assisté de Clarisse Bernez-Cambot Labarta et Véronique Galindo.
Costumes : Édith Traverso, assistée de Kam Derbali.
Maquillages : Sylvie Cailler.
Projection : Emmanuel Vautrin.
Régie plateau : Cyril Muller et Margot Vincent.

© Pierre Planchenault.
Construction du décor : Jérôme Verdon, assisté d'Éric Ferrer, Marc Valladon et Loïc Ferrié.
Régie générale : François Borne.
Production Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine
Durée : 3 h entracte compris (1ère partie 1 h 45, entracte 15 minutes, 2e partie 1 h).

Première mondiale en français de la nouvelle version.
Création du 7 au 18 janvier 2020.
Mardi et vendredi à 20 h 30, mercredi et jeudi à 19 h 30, samedi à 19 h.
TnBA, Grande salle Vitez, Bordeaux (33), 05 56 33 36 80.
>> tnba.org

Spectacle disponible en tournée en 2020/2021.

Yves Kafka
Mercredi 15 Janvier 2020
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