La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Coin de l’œil

L’exercice de l’État : rêver, peut-être…

À la veille d’une élection aussi cruciale que la présidentielle, "L’Exercice de l’État" n’est peut-être pas le film idéal à voir. Quoique… Peut-être, au contraire, l’est-il. Ne serait-ce que pour ne pas se bercer d’illusion sur les réelles intentions de l’élu(e) que l’on enverra sur le trône élyséen avec notre bulletin de vote, et sur les marges de manœuvres dont disposeront les pions qui composeront son gouvernement.



Brigitte Lo Cicero © Diaphana Éditions Vidéo.
Brigitte Lo Cicero © Diaphana Éditions Vidéo.
"L’Exercice de l’État" s’ouvre sur un rêve érotique théâtralisé à outrance, qui semble tout droit sorti d’un Buñuel des années soixante-dix ou des "Glissements progressifs du plaisir" de Robbe-Grillet. Dans un bureau ministériel, une jeune femme, nue, est amenée par des laquais cagoulés face à un crocodile endormi. Face à l’animal, elle écarte les jambes pour le réveiller puis, à quatre pattes, avance vers sa gueule ouverte pour s’y engouffrer.

La question que l’on se pose évidemment, lorsqu’on découvre le rêveur en érection, c’est : quel personnage joue-t-il dans son fantasme nocturne ? Qu’est qui fait ainsi bander Bertrand Saint-Jean, ministre des transports (Olivier Gourmet) ? Se rêver dans la peau de la proie offerte - qui pourrait bien être Marianne - ou dans celle du crocodile qui la bouffe ? C’est, au fond, toute la question du film de Pierre Schœller...

Olivier Gourmet et Zabou Breitman © Diaphana Éditions Vidéo.
Olivier Gourmet et Zabou Breitman © Diaphana Éditions Vidéo.
Après le fantasme politique, la réalité du pouvoir. Saint-Jean est tiré de son sommeil humide par un coup de fil de Gilles, son directeur de cabinet (Michel Blanc), qui lui annonce qu’un car bourré d’enfants a fini dans un ravin, que les victimes sont nombreuses et que sa nuit va être longue. Réveil difficile, hélicoptère, accueil du préfet sur place, effarement devant les cadavres alignés en rang d’oignons sous la tente des pompiers, déclaration aux journalistes, retour à l’aube, planning des interventions dans les médias…

Et, bien sûr, stratégie de gestion de l’événement. Les petites mains ouvrières du ministère, celles qui assurent, justement, l’exercice de l’État du titre, ne vont pas chômer. Saint-Jean, lui, va déjà devoir passer à autre chose : la privatisation des gares, annoncée dans son dos par son collègue du budget lors d’une matinale radio, et à laquelle il est formellement opposé. Une bataille de plus à mener, une couleuvre de plus à avaler…

© Diaphana Éditions Vidéo.
© Diaphana Éditions Vidéo.
Il y a deux sortes de personnages, dans le cirque politique de Pierre Schœller : ceux qui font le show et ceux qui en écrivent le scénario. Ou plutôt, qui l’adaptent en permanence aux circonstances, aux jeux de pouvoir, à la pression de l’opinion et de l’actualité, à la realpolitik, aux contingences de la mondialisation, et, parfois, mais rarement, aux convictions. Sur scène, le ministre, toujours contraint au mouvement au point qu’il ne sait même plus comment s’arrêter, emporté dans un tourbillon d’enjeux divers qu’il s’efforce, sans toujours y parvenir, de maîtriser. En coulisses et dans le trou du souffleur, le directeur de cabinet et son équipe, qui élaborent les lois, les réformes, les stratégies.

Où se situe la réalité de la pratique politique ? Chez le très humain Saint-Jean - il baise, il boit, il gueule, il pleure, il rigole, il culpabilise, il serre dans ses bras, il va au contact du "peuple" -, qui se partage entre sincérité et pragmatisme cynique, ou chez le pur produit de "l’école républicaine" qu’est Gilles, dont on ne saura jamais rien d’intime, si ce n’est que, pour se détendre, il écoute le discours que Malraux prononça pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon ? Où est la vérité du pouvoir politique contemporain ? Chez l’homme public qui court après son image - car d’elle dépend sa carrière - ou chez l’homme du sérail sevré au bon lait de la République ? Quelque part entre les deux, puisque Saint-Jean et Gilles sont, comme le dit Pierre Schœller : "les deux faces d’une même pensée". Pas sûr que, si on les sépare, la pensée survive…

Olivier Gourmet et Michel Blanc © Diaphana Éditions Vidéo.
Olivier Gourmet et Michel Blanc © Diaphana Éditions Vidéo.
C’est délibérément que les politiciens qui évoluent dans "L’Exercice de l’État" n’ont pas de couleur politique définie. On ne saura jamais à quel parti ils appartiennent, car cela n’a aucune importance. Pierre Schœller n’a pas voulu faire un film militant, mais un film politique. Plus précisément, un film à propos de la politique et de la façon dont elle se pratique aujourd’hui. Cela ne signifie pas pour autant qu’il proclame "tous pareils !" - version soft de "tous pourris !". Non, les hommes et les femmes qui peuplent les couloirs des palais de la République ne sont pas tous faits du même bois. Leurs aspirations, leurs méthodes, leurs convictions, pour ceux et celles qui en ont, sont différentes. Simplement, ils font le même métier. Un métier qui salit, souvent, qui élève, à l’occasion, qui use, en général, qui tue, parfois… Mais un métier qui les fait bander, toujours. Et pas qu’en rêve.

Pierre Schœller sur le plateau © Diaphana Éditions Vidéo.
Pierre Schœller sur le plateau © Diaphana Éditions Vidéo.
● L’Exercice de l’État
Écriture et réalisation : Pierre Schœller.
Image : Julien Hirsch.
Avec : Olivier Gourmet, Michel Blanc, Zabou Breitman, Laurent Stocker, Sylvain Deblé, Didier Bezace, Jacques Boudet, François Chattot.
Édité en DVD et en Blu-Ray par Diaphana.
Disponible à partir du 1er mars 2012.

"L’Exercice de l’État" a obtenu trois César 2012 : scénario original, meilleur second rôle pour Michel Blanc et meilleur son.

Gérard Biard
Lundi 27 Février 2012


1.Posté par ta d loi du cine le 28/03/2012 14:09
Très intéressant analyse, merci.
Je relève particulièrement votre vision "siamoise" de la "ligne" du "ministère" Bertrand-Gilles (Gilles sans Bertrand comme "porte-voix" ne pourrait plus grand-chose (n'aurait plus sa parcelle de pouvoir, une fois regagné son corps préfectoral?), Bertrand sans Gilles resterait-il un homme des mêmes convictions?).
Et, bien sûr, entièrement d'accord avec le chapô "citoyen" de votre article!
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
06/03/2024
Spectacle à la Une

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Deux mains, la liberté" Un huis clos intense qui nous plonge aux sources du mal

Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.

© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023