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Danse

Le corps sur scène au XXIe siècle

La scène est à l'origine le reflet de la société. Les corps handicapés, difformes, différents, les corps en marge des standards esthétiques de leur époque étaient sous-représentés ou alors relégués aux rôles mineurs. Il faut attendre les années 2000 pour voir accepter les physiques atypiques. C'est en montrant ces corps hors normes que l'artiste place le spectateur face à la réalité de la société et face à lui-même, lui qui est membre de celle-ci. Le XXIe siècle semble avoir pour champ de prédilection la critique de la société de consommation et la mondialisation ; et quoi de mieux que le corps pour l'illustrer ?



"Tragédie" d'Olivier Dubois © Christophe Raynaud de Lage.
"Tragédie" d'Olivier Dubois © Christophe Raynaud de Lage.
Les notions d'identité et d'identitaire sont mises à mal, synonymes d'engagement radical contre les tabous sociaux et culturels. La performance de l'artiste oscille entre minimalisme et excès. Peut-on y voir le reflet d'une société manichéenne ? Elle se calque également sur la télévision avec l'apparition du numérique sur scène. De nombreux metteurs en scène ont recours à l'écran dans leur spectacle.

Le metteur en scène, le chorégraphe, le régisseur, etc., ne sont plus les seuls à monter le spectacle. Aujourd'hui, les artistes participent pleinement à la création de l'œuvre, c'est une œuvre collective. Ils ne sont plus des pantins qui s'adaptent aux exigences du metteur en scène ; ils sont devenus des artistes-artisans. Actuellement, ce n'est plus l'artiste qui s'adapte à l'œuvre mais l'œuvre à l'artiste ; beaucoup de spectacles sont créés en fonction de l'artiste qui est choisi à l'avance. C'est le personnage qui est créé pour l'homme et non l'homme qui incarne le personnage.

Actuellement, on peut parler d'un théâtre de l'instantané, de la spontanéité avec une primauté du présent. On observe un rejet de la société, de l'éducation, de la culture telle qu'elle nous est imposée car elle ne correspond pas à la réalité. Le public est à la recherche d'autre chose. On repousse la bourgeoisie, le corps éduqué pour se tourner vers quelque chose de plus authentique.

"Tragédie" d'Olivier Dubois © François Stemmer.
"Tragédie" d'Olivier Dubois © François Stemmer.
Le théâtre ne raconte plus l'histoire d'un corps dépourvu de tout passé mais celle d'un corps psychologique que les événements antérieurs ont pu marquer, un corps soumis à des lois scientifiques, un corps appréhendé sociologiquement, un corps dont nous avons une connaissance de plus en plus précise et avancée. Un corps que l'on peut situer dans un contexte précis en incluant les variables qui peuvent le toucher.

Ce nouveau corps cherche à se débarrasser des filtres apposés par les médias, il se démarque des clichés, il n'est plus un produit de consommation. Il invente une nouvelle forme de communication, il ne répond plus aux codes enseignés dans les écoles ou les conservatoires, il s'émancipe et démontre qu'il n'existe pas qu'une seule voie d'expression. L'art ne doit plus être élitiste mais une représentation de la vie pour être accessible, percutant et remplir son rôle. Les spectateurs doivent être en capacité de s'identifier aux interprètes. Les conventions ne sont plus de rigueur. Sur scène, plus d'espace, plus de temps, plus d'histoires, juste le corps, le corps qui dit tout, le corps par quoi tout passe.

"Il Minautoro" par Teatro La Ribalta, 2012 © Gil Chauveau.
"Il Minautoro" par Teatro La Ribalta, 2012 © Gil Chauveau.
Le théâtre n'est plus désormais un theatron, un lieu où l'on voit mais un théâtre où l'on ressent. Le théâtre n'a jamais été plus un lieu d'échanges et de partage que maintenant. Le spectateur reçoit et même plus, subit ce que le comédien ressent et offre à la fois. Le théâtre n'est plus seulement de l'ordre du visuel, il est perceptif, sensitif, kinesthésique. C'est un théâtre qui se matérialise par le corps, que ce soit celui du personnage, du comédien ou du spectateur. Parce qu'on a plus les mots, parce qu'ils ne suffisent plus pour rendre compte de la pensée alors le corps prend le relais pour matérialiser toutes ces émotions et ces sensations. On a épuisé le langage, il faut trouver un autre matériau pour s'exprimer. Après avoir "voulu dire", il faut trouver "comment dire".

À notre époque, pour faire réagir la foule il faut choquer. Et quoi de plus provocant que de s'attaquer à l'intégrité physique, de mutiler les corps, ces corps qui se doivent d'être lisses et beaux en tant que représentants de la société. On malmène les corps en guise d'accusation, on expose les incompréhensions, les réclamations, les récriminations par les blessures des chairs. Mises en dangers, difformités, refus des canons de beauté sont les nouveaux révoltés des planches.

Se délester du superficiel, échapper aux normes, par la nudité, par le refus des conventions, revenir à un corps simple, primitif, naturel. L'exposition du corps devient un acte politique, le performeur n'est plus un comédien, un danseur, un artiste, il est un corps engagé. Le corps est désormais le seul élément de la représentation. On peut présenter une pièce sans parole, comme l'a fait Beckett avec "Acte sans parole" ; on peut aussi la présenter sans intrigue, comme l'a fait Sarraute dans "Pour un oui ou pour un non", où deux personnages dialoguent mais où il n'y a pas vraiment de faits ou d'événements. Le corps reste la seule donnée immuable du spectacle.

On peut envisager cette quête du corps comme le besoin de se réapproprier ce qui nous a été arraché, volé, souillé, ce corps dépossédé, médiatisé. La société a effacé la multiplicité pour n'accepter que les critères qu'elle a choisis : grand, svelte, beau, épilé, gracieux... En s'exposant sur scène, chaque acteur assume et revendique sa différence, son individualité, sa personnalité mais également sa cohérence avec l'ensemble des corps qui l'entourent, sa troupe, son public.

"Il Minautoro" par Teatro La Ribalta, 2012 © Gil Chauveau.
"Il Minautoro" par Teatro La Ribalta, 2012 © Gil Chauveau.
Le comédien prend conscience de lui-même par la prise de conscience de son corps, celui-ci étant envisagé comme un territoire vierge, inconnu dont il se doit d'explorer tous les recoins. Il doit connaître et posséder son corps pour prétendre atteindre son au-delà, son essence. La sensation amène à la réflexion.

La voix elle-même se fait corporelle. Elle ne se fait plus la traduction d'un langage bien défini et conformiste, mais elle prend la forme des inflexions du corps : elle peut être cri, murmure, bruit... Elle ne veut plus rien dire mais se fait ressentir. Chacun la perçoit comme bon lui semble. Le spectateur est intégré à la représentation car celle-ci ne lui est plus toute donnée, elle ne lui indique plus un chemin tout tracé, c'est à lui de l'interpréter.

C'est en quelque sorte à lui de la jouer. L'absence de raisonnement clair lui permet de solliciter son imaginaire et la représentation est ainsi perpétuellement réinventée et reconsidérée. Ici tout le monde s'investit : l'auteur, le metteur en scène, le technicien, le comédien, le spectateur, c'est une œuvre collective. Chacun accomplit sa part sans en avoir totalement conscience. Ils n'attendent que vous pour y contribuer.

Ludivine Picot
Vendredi 26 Mai 2017

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"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

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Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
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Brigitte Corrigou
06/03/2024
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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
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"Deux mains, la liberté" Un huis clos intense qui nous plonge aux sources du mal

Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.

© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023