La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Concerts

Intronisation réussie pour Thomas Hengelbrock, nouveau chef associé de l’Orchestre de Paris

Un premier concert, remarquable aussi par son programme et ses artistes invités, signe une prise de fonction réussie pour le nouveau chef associé de l’Orchestre de Paris. Le chef allemand, Prix Herbert von Karajan 2016, a magistralement emmené l’orchestre sur des chemins inusités avec trois œuvres entrant au répertoire de ce dernier. Des sublimes ombres et lumières de Jean-Sébastien Bach à la désolation spirituelle de Bernd Alois Zimmermann, le public de la Philharmonie a acclamé un concert de haut vol.



Thomas Hengelbrock © NDR/Christine-Schroder.
Thomas Hengelbrock © NDR/Christine-Schroder.
La saison 2016-2017 s’avère cruciale pour l’Orchestre de Paris, qui va fêter ses cinquante ans d’existence tout en accueillant deux nouveaux chefs, après le départ de Paavo Järvi à Tokyo. Bruno Hamard, directeur général de l’orchestre, annonçait avant l’été les nominations de Daniel Harding, directeur musical et Thomas Hengelbrock, en chef associé. L’Anglais et l’Allemand avaient été choisis, notait-il, car étant de "grands chefs aux programmes innovants". C’est bien ce dont a fait la preuve Thomas Hengelbrock lors de son premier concert aux manettes de la phalange parisienne.

Le chef du NDR Elbphilharmonie Orchester, à la longue silhouette aristocratique, a choisi de dérouler trois œuvres aux résonances mutuelles, sans entracte, formant une vaste fresque comprenant la première partie de la fameuse "Passion selon Saint Jean" du Cantor de Leipzig, sa Cantate BWV 60 "O Ewigkeit, du Donnerwort" (1), encadrant une œuvre grandiose et tragique de Zimmermann, "Ich wandte mich und sah an alles unrecht, das geschah unter der sonne" (2), dont la fin de composition précéda de peu le suicide du compositeur né en 1918.

© DR.
© DR.
C’est donc à un voyage métaphysique et musical sans précédent (une heure et demie environ) que Thomas Engelbrock nous invitait : de la douloureuse stupeur de l’arrestation et du procès du Christ aux sereines certitudes éternelles dispensées par les chefs-d’œuvre du Cantor de la Thomaskirche, empruntant à mi-parcours la voie de l’anéantissement de l’âme humaine, sidérée par le silence définitif de Dieu - dans celui de Zimmermann en 1970.

On le sait, seule l’œuvre longue permet de s’arracher aux contingences du quotidien pour plonger dans les profondeurs de la psyché, que convoquent ces monuments esthétiques et théologiques. Pour ce faire, le dispositif était au point. Si le Chœur de l’orchestre (3) a montré d’évidentes faiblesses (avec une diction parfois fâcheuse, des entrées ratées par exemple dans l’ouverture "Herr, unser Herrscher, dessen Ruhm") et a offert aussi quelques beaux moments, le quatuor de chanteurs et les deux récitants ont frappé par leur incroyable incarnation, tout comme l’orchestre.

Donnant à la Passion la tension idoine qu’elle réclame, Thomas Hengelbrock pouvait aussi compter sur deux récitants exceptionnels, Georges Lavaudant et André Wilms, voix de l’Ecclésiaste et du Grand Inquisiteur (4) pour Zimmermann. Et sur le baryton Georg Nygl, impressionnant en Évangéliste pour Bach, mais aussi dans le lamento du terrible théâtre imaginé par le compositeur chrétien né près de Cologne, qui ne se remit jamais des horreurs de son époque - à laquelle il avait été mêlé bien malgré lui, comme soldat de la Wehrmacht dès 1940. Moment extraordinaire du concert et pour le moins inédit : le chef Hengelbrock s’asseyant au sol en cachant ses larmes (comme le veut la partition) après les déchaînements d’un orchestre très sollicité par l’écriture apocalyptique de Zimmermann.

© DR.
© DR.
Un théâtre tragique et radical donc, puisant dans le quadruple héritage de la musique populaire, du jazz, de grands prédécesseurs et d’un sérialisme étudié à Darmstadt, qui superpose temps psychologique et cosmique pour livrer un testament frappé au coin du pessimisme augustinien. Et dont la citation finale du choral de Bach "Es ist genug !" appelle évidemment la cantate BWV 60 en troisième partie, au ton très différent. À la psychomachie dramatique de l’Espoir et de la Crainte, Bach conclut naturellement à l’espoir, celui de la révélation - cherchée en vain deux siècles plus tard par Zimmermann. Un concert rare, où toutes les forces de l’orchestre n’ont pas manqué.

(1) "Ô Éternité, Parole foudroyante !".
(2) "Je me suis tourné et j’ai vu toutes les oppressions qui se font sous le soleil."
(3) Le chœur fête ses quarante ans cette saison. Nul doute qu’il relèvera les défis lancés dans cette nouvelle ère.
(4) Le texte de Zimmermann cite l’Ecclésiaste (Ancien Testament) et le monologue du Grand Inquisiteur, extrait des "Frères Karamazov" de Dostoïevski.


Concert entendu le 20 octobre 2016.

© DR.
© DR.
Prochains concerts de l’Orchestre de Paris,
2 et 3 novembre 2016 à 20 h 30.

Philharmonie de Paris.
221 avenue Jean Jaurès Paris (19e).
Tel : 01 44 84 44 84.
>> philharmoniedeparis.fr

Thomas Hengelbrock, direction.
Anna Lucia Richter, soprano.
Ann Hallenberg, mezzo.
Lothar Odinius, ténor.
Georg Nigl, baryton.
Georges Lavaudant, Récitant 1.
André Wilms, Récitant 2.

Orchestre de Paris.
Roland Daugareil, violon solo.
Chœur de l’Orchestre de Paris.
Lionel Sow, chef de chœur.

Christine Ducq
Lundi 31 Octobre 2016

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024